Le Temps — 15 septembre 2011
Oui au Kosovo, non à la Palestine ?
Loin de torpiller les négociations pour la paix au Moyen-Orient, l’existence de la Palestine comme Etat membre des Nations unies les favorise. Elle donne des perspectives sérieuses à une population lassée de tant de promesses non tenues. Par Marcelo Kohen
La Palestine s’apprête à déposer une demande d’admission pour devenir Etat membre des Nations unies, précisant que son étendue territoriale est celle définie par les lignes existant avant la guerre des Six-Jours de 1967 et ayant Jérusalem-Est pour capitale. Les Etats-Unis ont déjà annoncé qu’ils opposeront leur veto au sein du Conseil de sécurité. Des Etats européens comme la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suisse n’ont pas encore indiqué quelle sera leur attitude. Ils partagent avec les Etats-Unis le fait d’avoir eu à l’égard du Kosovo une politique d’encouragement et de reconnaissance immédiate de la déclaration unilatérale d’indépendance. A la différence de la Palestine, le Kosovo n’a pas demandé à être admis aux Nations unies. Non pas tant parce qu’il craint un veto certain de la Russie et de la Chine, mais tout simplement parce que Pristina sait ne pas pouvoir compter sur une majorité d’Etats en sa faveur à l’Assemblée générale. La Palestine, en revanche, bénéficiant déjà d’une large reconnaissance internationale, est sûre de trouver la majorité de deux tiers requise au sein de l’organe plénier de l’ONU.
S’agissant de situations dans lesquelles deux entités cherchent à s’imposer comme Etats souverains, la comparaison de l’attitude des autres Etats à leur égard est ici pertinente. Cette comparaison sert à mesurer le poids qu’ils attribuent au respect du droit international dans leur prise de position ainsi que la cohérence de leur argumentaire politique.
Les questions palestinienne et kosovare sont toutes les deux sur l’agenda des Nations unies. Dans les deux cas, il y a eu des négociations entre les parties concernées avec la médiation, soit de l’ONU, soit d’Etats tiers. Les coïncidences, toutefois, s’arrêtent là. L’Assemblée générale avait déjà approuvé en 1947 une résolution envisageant un Etat juif et un Etat arabe en Palestine. Depuis des décennies, l’ONU reconnaît le droit du peuple palestinien à l’autodétermination à l’intérieur du territoire occupé par Israël en 1967. Le droit des Palestiniens à avoir leur propre Etat est aujourd’hui unanimement reconnu, y compris par Israël. En revanche, après les bombardements de l’OTAN et la sanglante répression du régime de Milosevic, le Conseil de sécurité a mis en place une administration internationale sur le territoire qu’il avait reconnu comme faisant partie de la Serbie. D’un côté, droit à créer un Etat sur un territoire qui ne relève pas de la souveraineté d’un autre Etat. De l’autre, absence de ce droit sur un territoire reconnu comme faisant partie d’un Etat membre de l’ONU. Dans le cas du Kosovo, le Conseil de sécurité a envisagé un processus politique en vue de déterminer le statut final du Kosovo, sans préjuger de son résultat. Dans le cas de la Palestine, le résultat envisagé est la création d’un Etat. Pour le Kosovo, après deux ans de négociations, le médiateur nommé par le secrétaire général, Martti Ahtisaari, a proposé l’indépendance et estimé que des négociations ultérieures étaient superflues car les positions des parties étaient inconciliables. Les Etats-Unis et les pays européens qui ont soutenu la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo ont justifié leur action en mentionnant que la poursuite des négociations n’aurait aucun sens et que la Serbie ne pouvait avoir un droit de veto, sous-entendant que les Albanais du Kosovo pouvaient déclarer l’indépendance sans attendre que la Serbie soit d’accord. Dix-huit ans ont passé après l’ouverture du processus d’Oslo entre Israël et l’OLP. Tous les délais établis par les différentes initiatives de paix se sont écoulés sans que les parties ne parviennent à un accord sur les questions-clés des frontières, Jérusalem et des réfugiés. Par contre, le gouvernement israélien a poursuivi sa politique de colonisation de la Cisjordanie. Les Etats-Unis et certains gouvernements européens considèrent cependant que la création de l’Etat de Palestine doit être le résultat de négociations bilatérales, ce qui implique d’octroyer à Israël un véritable droit de veto: tant qu’un gouvernement israélien ne sera pas d’accord, il n’y aura pas d’Etat palestinien.
La contradiction entre les attitudes adoptées à l’égard du Kosovo et de la Palestine est flagrante. C’est sans doute une illustration absolue de la politique du «deux poids, deux mesures». Examinons si les autres arguments avancés contre l’admission de la Palestine à l’ONU sont pertinents:
1. «La démarche palestinienne délégitimise Israël.» (Obama, 19 mai 2011). La démarche palestinienne ne remet pas en cause l’Etat d’Israël. Au contraire, elle implique la reconnaissance de son existence et consolide la solution des deux Etats. S’appuyant sur les frontières de 1967, elle comporte une reconnaissance du statu quo existant après la première guerre arabo-israélienne de 1948, au cours de laquelle Israël a obtenu plus de territoire que celui envisagé par la Résolution 181 (II) de l’ONU concernant le partage de la Palestine. Un vote en faveur de la Palestine comporte en réalité un message de rejet aux extrémistes des deux bords, tant les partisans du Grand Israël que ceux d’une Grande Palestine. Le mouvement pacifiste et d’autres dirigeants responsables d’Israël ne sont pas opposés à la demande palestinienne.
2. «Les Palestiniens se sont engagés à créer leur Etat par le biais des négociations avec Israël.» C’est un argument qui aurait eu sa pertinence durant les cinq années prévues par les Accords d’Oslo ou durant les périodes fixées par la Feuille de route du Quartette, aujourd’hui totalement dépassées. Il semble incohérent de critiquer les Palestiniens pour cette démarche unilatérale – par ailleurs, toute demande d’admission à l’ONU est par définition unilatérale – alors que le gouvernement Netanyahou-Lieberman poursuit unilatéralement sa politique d’expansion des implantations en Cisjordanie.
3. «Les éléments pour l’existence d’un Etat palestinien ne sont pas réunis.» A la différence de la situation en 1988, lorsque l’Etat palestinien a été proclamé à Alger, il existe aujourd’hui une autorité palestinienne exerçant déjà des compétences étatiques sur le territoire palestinien et à l’égard de sa population. La Palestine entretient des relations diplomatiques avec une large majorité d’Etats qui composent la communauté internationale, est membre à part entière de l’organisation régionale pertinente (la Ligue des Etats arabes) et partie à un nombre important de traités multilatéraux et bilatéraux. La Banque mondiale et le FMI estiment que les institutions palestiniennes sont en mesure d’exercer des compétences étatiques. Certes, l’occupation israélienne implique une capacité limitée d’exercice des compétences souveraines, mais il existe aujourd’hui un minimum d’effectivité qui permet de parler de l’existence d’un Etat. La comparaison avec d’autres situations d’effectivité limitée est pertinente. Lorsque la Bosnie-Herzégovine a été admise à l’ONU, le gouvernement de M. Izetbegovic ne contrôlait qu’une partie minime du territoire de l’Etat. De même, le fait que l’Irak ait été sous occupation militaire américaine en 2003 n’a pas impliqué la disparition de l’Etat. Les Etats qui ont reconnu le Kosovo n’ont pas été découragés par le fait qu’il existe toujours une Mission intérimaire d’administration des Nations unies sur place et que le pouvoir suprême en matière de sécurité du territoire relève de la KFOR, et non des autorités de Pristina.
4. «L’admission de la Palestine est contraire au processus de paix.» Une telle admission ne se substitue pas au processus de paix. Un Etat palestinien ne règle pas les conflits existants, notamment les frontières, la sécurité, les réfugiés et l’utilisation des ressources. Ces différends exigeront d’être résolus bilatéralement, quel que soit le vote sur l’Etat palestinien au sein de l’ONU. La Feuille de route elle-même envisageait la création de l’Etat palestinien avant même que tous les différends soient résolus.
Loin de torpiller les négociations pour la paix au Moyen-Orient, l’existence de la Palestine comme Etat membre des Nations unies les favorise. Elle donne des perspectives sérieuses à une population lassée de tant de promesses non tenues, permet l’exercice du droit palestinien à l’autodétermination, apporte un certain rééquilibrage des principaux acteurs et permet de concevoir leurs relations sur un pied d’égalité juridique, favorisant ainsi leur sécurité mutuelle. Car il ne faut pas oublier que l’existence d’un Etat comporte des droits, mais aussi des obligations internationales.
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