Ce texte s’efforce de lister quelques expressions qui caractérisent la description des évènements du Proche-Orient en dénonçant les contre-sens véhiculés qui nuisent à la compréhension des enjeux réels de ce nouvel épisode du conflit entre Israël et le Hamas. Non content d’induire l’opinion publique en erreur, ces expressions couplées aux images qui tournent en boucle mobilisent les lecteurs pour des causes que la plupart rejetteraient énergiquement si les projets qui les sous-tendent étaient mieux connus.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ».
Ce propos d’Albert Camus a été si souvent cité sur tous les tons dans maints articles et éditoriaux qu’il finit par perdre un peu de sa substance, comme un hommage obligé à un grand penseur que l’on répète encore et toujours en dévaluant la profonde signification de son message à chaque redite. Mais à voir les réactions à cette guerre qui s’est brusquement déclenchée le 7 octobre 2023, sa pertinence n’a jamais été aussi nécessaire pour tenter d’apprécier ce qui se joue dans cette nouvelle flambée de violence, un épisode de plus de cette série TV du conflit israélo palestinien qui tourne en boucle depuis des décennies. Même dans les journaux dont la ligne éditoriale s’efforce d’être équilibrée, on assiste à nombre de dérapages sémantiques qui produisent de la confusion alors que le besoin de clarté n’a jamais été aussi pressant, dans un conflit dont la connaissance est souvent inversement proportionnelle aux réactions qu’il suscite. Citons en cinq parmi une liste bien plus fournie.
1- Représailles d’Israël
De très nombreux articles qualifient la réaction militaire israélienne à l’attaque du Hamas comme étant des « représailles ». Pourtant, d’après le Larousse, les représailles peuvent être définies comme : 1- Des mesures de violence qu’un État prend à l’égard d’un autre État pour répondre à un acte hostile de ce dernier ou bien 2- Des actions de rendre le mal que l’on a subi.
Décrire la guerre que mène Israël comme des représailles, c’est méconnaître profondément la nature de ce qui se joue dans cette séquence du conflit. Dans sa charte, le Hamas déclare de manière on ne peut plus claire que son objectif est de détruire ce qu’il appelle tour à tour l’État d’Israël, l’ennemi sioniste ou bien tout simplement les Juifs qui n’auraient rien à faire dans cet espace considéré comme intrinsèquement arabe et musulman. Non content de ces rodomontades, le Hamas a étayé ses déclarations par une multitudes d’attentats terroristes en Israël d’une grande sauvagerie, ainsi que par les tirs de dizaines de milliers de roquettes sur les localités de ce pays depuis plus de 17 ans (dix-sept années!). Si l’État hébreu a quelques part sous réagi à ces agressions caractérisées, l’abominable razzia du 7 octobre a mis un terme à ce qui était auparavant très difficilement subi, voire même quelques part « toléré » du fait des conséquences dramatiques de l’alternative, conséquences que l’on voit aujourd’hui dans le déroulement de cette guerre.
Aussi, il n’est en aucun cas question de représailles mais d’une décision stratégique d’en finir avec une organisation terroriste qui a montré en ce fatidique 7 octobre toute sa puissance de malfaisance dans ce pogrom très meurtrier qu’elle a planifié, exécuté et très fièrement revendiqué. Que l’on approuve ou désapprouve cette décision des autorités israéliennes, parler de représailles laisse entendre que quelque part on veut rendre le mal que l’on a subi, soit qu’Israël projette une volonté de tuer le plus possible de Palestiniens comme « prix à payer » pour les victimes israéliennes, alors que c’est de tout autre chose dont il s’agit.
Quant à ceux qui prétendent qu’au vu du nombre de victimes, le résultat n’est pas très différent quelles que soient les locutions pour décrire la riposte de Tsahal, d’une part ils avaient beaucoup moins de scrupules lorsque les coalitions occidentales ravageaient l’Afghanistan, la Syrie et l’Irak en cherchant à endiguer Daech après le carnage du 11 Septembre 2001 à New York et celui du 13 Novembre 2015 à Paris, et d’autre part ils sont relativement muets sur une alternative plausible ou crédible, en dehors des slogans vides et hors sol consistant à invoquer la paix, alors que celle-ci est en totale contradiction avec les objectifs affirmés d’au moins l’un des protagonistes.(1)
2- Blocus de la Bande de Gaza
Le Robert définit un blocus comme « l’action de bloquer un pays pour lui couper toute communication avec l’extérieur ». L’idée étant de supprimer ses approvisionnements pour faire pression sur lui et agir comme une arme complémentaire dans le cadre d’une guerre ouverte ou larvée. S’il est exact que les liens de Gaza avec le monde extérieur étaient très limités la veille du 7 Octobre 2023, il restait difficile de parler de blocus dans la mesure où les mêmes personnes qui alertent sur une crise humanitaire à Gaza du fait de la guerre affirment que plus de 500 camions arrivaient chaque jour dans l’enclave palestinienne avant l’offensive de Tsahal. Par ailleurs, c’est encore et toujours Israël qui fournissait le gros de l’énergie, une petite partie de sa consommation d’eau potable et qui accessoirement traitait des malades. Dans une situation de guerre larvée que le Hamas a sciemment transformé en guerre ouverte, imagine-t-on l’un des protagonistes fournir de tels services à l’adversaire?
Par ailleurs, si blocus il y avait avant le 7 octobre, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas très efficace compte tenu de toutes les armes qui y sont rentrées, des matériaux qui ont pu y être acheminés pour construire un réseau de tunnels digne d’un métro d’une grande métropole ainsi que des usines d’assemblage de roquettes qui ont permis de bombarder périodiquement Israël depuis presque deux décennies. Compte tenu de ces bombardements, comment s’étonner que la partie adverse ait choisi d’exercer un minimum de contrôle de ce qui rentre dans ce territoire?
Enfin et peut-être surtout, cet espace de Gaza dispose d’une frontière de plusieurs kms avec l’Égypte, frontière sur laquelle l’ennemi israélien n’exerce a priori aucun contrôle. Comment se fait-il que le supposé blocus soit systématiquement mis sur le compte d’Israël alors que l’Égypte y est également partie prenante? Alors que l’envoi des roquettes sont, aux dires du Hamas, dû à cette situation de blocus, a-t-on vu une seule roquette cibler cette Égypte qui y contribue pour partie? De même, Gaza est souvent décrit comme une prison à ciel ouvert. Outre que les gardiens de cette prison seraient plutôt les dirigeants du Hamas dont l’intransigeance exclut tout échange avec l’adversaire sioniste si haï, pourquoi les Égyptiens échappent ils systématiquement aux blâmes qui sont exclusivement dirigés vers Israël ?
3- Génocide des Palestiniens
Voici la définition du mot génocide que donne le dictionnaire de l’académie française : «Entreprise d’extermination systématique d’un groupe humain». Rien dans l’histoire du conflit Israël-Palestine ne permet d’utiliser ce terme si chargé de sens et qui dans les conflits des deux derniers siècles ne peut s’appliquer qu’à une poignée de situations : les massacres des Arméniens et des minorités chrétiennes dans les espaces ottomans de 1894 à 1923 (2), l’holocauste des Juifs dans la période 1941 à 1945 et les tueries africaines de 1994 où les Hutus ont tenté d’éradiquer les Tutsis. Dans ces trois cas, il y a eu une volonté délibérée des autorités en place d’annihiler l’ensemble d’une population.
Quelle que soit la période considérée (1947-48, 1967 ou 2023) , il n’y a absolument rien dans les actions israéliennes qui se rapprochent de près ou de loin à un objectif de cet ordre. La Naqba (« catastrophe ») qui désigne l’exode de 750.000 Palestiniens en 1948 et qui est si souvent invoquée comme injustice suprême vis à vis ce peuple n’a absolument rien d’un génocide et tout d’une fuite de populations civiles palestiniennes dans un contexte de guerre que leurs dirigeants avaient sciemment déclenchée. Cette dernière avait d’ailleurs un objectif clairement affiché et que l’on oublie commodément aujourd’hui : « mettre tous les Juifs à la mer ». A défaut d’un génocide réel, s’il y a intention de génocide, la partie israélienne n’est pas forcément le bon côté où chercher. D’autant que si beaucoup de Palestiniens aujourd’hui ne reprennent pas forcément à leur compte ce slogan malheureux du 20ème siècle consistant à mettre tous les Juifs à la mer, ce n’est pas le cas du Hamas qui semble toujours être resté sur cette ligne-là. Et l’attaque du 7 octobre avec ces massacres ignobles, et la volonté très clairement exprimée de recommencer dès qu’une occasion se représentera, confirme pleinement ce sombre diagnostique.
4- Israël, État d’Apartheid
Selon le Larousse, l’Apartheid est un régime de « discrimination, voire exclusion, d’une partie de la population, qui ne dispose pas des mêmes droits, lieux d’habitation ou emplois que le reste de la collectivité ». Dans ce registre, la Cisjordanie peut effectivement être qualifiée d’espace se rapprochant de ce régime honni d’Apartheid. Avec des colons dont la plupart sont suprémacistes, fanatisés et messianiques, qui auraient tendance à considérer que ce qu’ils appellent la Judée et la Samarie devrait être « Arabrein »(3), la situation sur le terrain qui s’est progressivement établie au cours des cinquante dernières années pourrait être assimilée à une telle discrimination institutionnelle : écoles, routes, justice, administrations séparées pour les uns et pour les autres, brimades quotidiennes des colons ou de certains soldats, pogroms organisés dans les villages palestiniens avec trop souvent une indifférence coupable des autorités et de l’armée, les accrocs au fonctionnement normal d’un état de droit démocratique sont légions.
Mais en Israël même, malgré les tentatives de cet odieux gouvernement de Netanyahu et de ses alliés, fascisant et mafieux, la réalité de ce pays n’a absolument rien d’un régime d’apartheid : a-t-on vu en Afrique du Sud des ministres, des juges, des dirigeants de grandes entreprises ou des journalistes noirs comme on voit des personnalités arabes éminentes occupant ces postes en Israël? Il demeure que subsiste en Israël une discrimination importante entre Juifs et Arabes et que celle-ci doit être impérativement combattue. Mais est-ce que celle-ci est vraiment plus aiguë que celle qui existe dans les pays occidentaux, dont certains dirigeants politiques sont toujours prompts à condamner chez les autres ce qu’ils tolèrent chez eux, ou bien ce à quoi ils sont relativement indifférents dans leur pays?
Est-ce que même les plus radicaux des gauchistes français accuseraient leur pays d’apartheid alors que par exemple rapporté à sa population, le nombre d’étudiants druzes et arabes en Israël serait plus important que le nombre d’étudiants en France issus de la diversité? Et plutôt que de se focaliser sur le sort des Palestiniens à 3500 km de distance, est-ce que les Français n’auraient pas mieux à faire en s’occupant de minorités effectivement discriminées comme par exemple les gens du voyage qui croupissent dans une situation si difficile, et ce dans une indifférence quasi générale?
5- Deux poids deux mesures
Pour ce dernier point, il ne s’agit pas tant d’un dérapage sémantique sur la signification de cette expression que d’un contresens total dans l’interprétation des réactions aux évènements qui se déroulent actuellement au Proche-Orient. Chez beaucoup de journalistes et commentateurs qui comparent le nombre des victimes israéliennes et palestiniennes, le décalage entre les bilans humains « prouverait » qu’aux yeux des media de la planète, une vie palestinienne ne vaudrait pas une vie israélienne. Comment rendre compte d’un tel étalon de mesure qui brouille complètement les lignes qui délimitent causes et conséquences? En réalité, cette expression deux poids deux mesures peut effectivement être employée mais pas forcément dans le sens où beaucoup l’imaginent.
- Si l’attaque du Hamas ne constitue pas un acte terroriste d’une ampleur inédite, bien plus grave que la plupart des attentats islamistes qui se sont produits depuis 2001 partout dans le monde, c’est deux poids deux mesures.
- Si Israël n’est pas habilité à combattre le Hamas pour en finir avec cette organisation meurtrière, au même titre que la coalition occidentale a combattu Al Queida et Daech pour se défendre, c’est deux poids deux mesures.
- Si les morts de civils Palestiniens ont beaucoup plus de poids que les morts Afghans, Irakiens ou Syriens, au point de mobiliser les opinions publiques occidentales comme jamais elles ne se sont activées lorsque c’était leurs propres troupes qui combattaient le terrorisme, c’est deux poids deux mesures.
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Comment de tels dérapages sémantiques peuvent ils régulièrement se produire à propos de cette actualité récurrente, dérapages qui traduisent des dissonances cognitives majeures? Les images qui tournent en boucle sur les chaînes de télévision ou sur les vidéos Internet montrent que les populations civiles de la bande de Gaza souffrent énormément des évènements actuels. Que ce soit des morts directes du fait des bombardements ou des combats, des morts indirectes par manque de soin ou de nourriture, des immenses difficultés de la vie quotidiennes, avec des champs de ruines, des pénuries d’eau ou d’énergie, etc. On pourrait argumenter que ces populations sont peut-être partiellement comptables des agissements ultra criminels de leurs dirigeants, les ayant élus en 2006 dans le cadre d’élections dont le caractère démocratique a été peu contesté à l’époque, il n’empêche que ces drames exposés à la terre entière ne peuvent et ne doivent laisser indifférents.
Mais pourquoi la solidarité avec cette détresse s’exprime-t-elle avec tant de force dans ce cas précis alors qu’elle est singulièrement absente de tant d’autres misères qui égrainent le quotidien de notre planète? Pour ne citer que les plus récents, que ce soit les bombardements si meurtriers en Syrie, les guerres civiles qui ravagent le Congo, la Libye, le Soudan, l’Érythrée ou le Yémen depuis des années, l’exil de toute une population arménienne suite à une guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan, le calvaire des Ouïgours en Chine, les massacres et les expulsions des minorités rohingya en Birmanie, ou le malheur des populations ukrainiennes, aucune cause ne mobilise autant que les civils palestiniens dont le bras armé a perpétré un pogrom d’une ampleur inégalée.
En vérité, la solidarité qui s’exprime partout dans le monde ne procède pas d’une compassion pour la détresse de ces personnes mais plutôt d’une mise en accusation ciblée et systématique de l’adversaire. Ce n’est pas « dis-moi qui souffre et je te dirais avec qui je suis solidaire », mais plutôt « dis-moi qui est supposé comptable de souffrances et je te dirais contre qui je me mobilise ». Pour des raisons qui demanderaient à être éclaircies, Israël est devenu au fil des ans le symbole planétaire de l’oppression des peuples, comme l’a parfaitement montré l’odieuse conférence de Durban organisée par l’ONU qui s’est tenue en 2001. Celle-ci était initialement prévue pour traiter de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, et le sujet majeur qui a éclipsé tous les autres a été celui de l’antisionisme. C’est cette haine à l’égard d’Israël qui s’y est manifestée à l’époque qui ressurgit aujourd’hui, indépendamment de tout contexte qui s’interrogerait sur les massacres du Hamas, ses objectifs et ses pratiques. Et ce sont les civils palestiniens qui paient le prix de cette incurie des acteurs à voir le vrai visage de cette organisation qu’il importe de démanteler pour éviter une récidive que ses dirigeants ont d’ailleurs clairement annoncée.
David Musnik
(1 ) Les vidéos disponibles en lignes montrant les interviews de certains dirigeants du Hamas ne laissent absolument aucun doute sur les objectifs destructeurs de ce mouvement, qu’il ne prend même pas la peine de dissimuler par des artifices de rhétorique.
(2) On pourra lire avec intérêt l’excellent ouvrage de Benny Morris et Dror Zeevi « The Thirty-Year Genocide: Turkey's Destruction of Its Christian Minorities, 1894-1924 », qui laisse rêveur sur les déclarations tonitruantes du président Erdogan à propos de cette nouvelle éruption de violence du Proche Orient. Et ce indépendamment des actions incertaines et plus récentes de la Turquie en Syrie, à Chypre, en Libye, en soutien de l’Azerbaïdjan ou vis à vis des Kurdes. Pour ne pas parler de la répression interne en Turquie dont le nombre de prisonniers politiques dans les prisons fait froid dans le dos …
(3) Ce terme emprunté à la terminologie nationale socialiste est calqué sur le fameux slogan « Judenrein ».