La grande peur des Juifs américains

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A deux semaines des élections américaines, décisives pour l’avenir du pays et du monde, la communauté juive américaine est traversée par des peurs jamais ressenties dans leur histoire récente

Un contexte d’antisémitisme débridé

Depuis le 7 octobre 2003 et l’attaque terroriste du Hamas, les actes antisémites ont connu une hausse spectaculaire qui a profondément altéré la sécurité personnelle des Juifs américains.

Cette explosion des actes antisémites est d’autant plus notable qu’elle s’inscrit dans un contexte de hausse continue de ces derniers depuis une dizaine d’années avec des Juifs américains coincés entre l’extrême-droite trumpiste, le complotisme et le wokisme.

Si la hausse des actes antisémites entre 2015 et 2020 est due à la libération de la parole antisémite rendue possible par Trump, elle a été ensuite alimentée par le complotisme du au COVID en 2020 et 2021, avant d’exploser depuis le 7 octobre 2023 et la déferlante intersectionnelle, qui voit en tout sioniste (ce que sont les Juifs américains dans leur grande majorité) un suppôt du colonialisme et de l’oppression raciste.

C’est dans ce contexte que l’élection américaine de 2024 s’inscrit avec une exploitation politique sans précédent de l’antisémitisme et d’Israël.

Une instrumentalisation mortifère

L’antisémitisme observé sur une partie des campus américains permit aux Républicains de régler leurs comptes avec leurs vieux ennemis, comme les grandes institutions éducatives progressistes. Dans ce combat idéologique, les Juifs et Israël sont devenus des pions dans la bataille que le GOP[1] mène mène contre la gauche, les woke ou les droits des homosexuels.

Des lors que l’antisémitisme est utilisé à des fins partisanes, il n’est guère étonnant de le voir brandi indument. Ainsi, porter un pin avec les couleurs palestiniennes devient un soutien au Hamas, et on a ainsi vu une campagne d’affichage retirée du métro new yorkais car un des personnages exposés y portait un keffieh.

Cette instrumentalisation de l’antisémitisme (weaponization) est une catastrophe absolue pour les Juifs américains, car il devient alors plus facile à banaliser ou à nier, voire à être vu comme un alibi pour taire tout débat sur Israël et non comme un fléau à combattre.

Autre conséquence malheureuse de cette exploitation : elle permet à la droite ethnoreligieuse la plus extrême de « de-américaniser » les Juifs américains en les renvoyant à leur judéité et plus encore à leur allégeance envers Israël, ce que les multiples saillies de Trump contre la déloyauté des Juifs américains ne font que renforcer.

Cette accusation dangereuse est d’autant plus erronée qu’Israël, central pour la définition de la judéité des Juifs Américains, est secondaire (et ce historiquement) dans leurs critères de choix électoraux, particulièrement en 2024.

Une démocratie en péril

Les Juifs américains sont bien plus préoccupés par la stabilité et la résilience de la démocratie américaine que par Israël au moment de faire leur choix.

Pour 44 % d’entre eux, selon un sondage JDCA, c’est le critère dominant, suivi, de loin du droit à l’avortement, l’économie ne venant qu’en troisième position.

Si le thème est également important pour les Démocrates en général (moins pour les Républicains) selon un sondage Gallup, il revêt une importance singulière par rapport aux sujets économiques pour les Juifs. Il est d’ailleurs ironique et perturbant pour un antisémite de voir que les sujets financier et économiques pèsent bien moins pour les Juifs que pour l’ensemble des Américains…

En fait, l’importance de la démocratie pour les Juifs Américains révèle la nature tout à fait particulière de la campagne de Trump, et sa remise en cause systématique les valeurs fondamentales de la démocratie américaine.

La rhétorique ouvertement fasciste de Trump

La menace d’une nouvelle présidence Trump pour les Juifs américains attachés à l’état de droit et aux normes démocratiques n’est pas une peur irrationnelle ou déconnectée des réalités. Elle va au-delà des craintes, bien réelles, portant sur le maintien du droit à l’avortement ou les acquis d’Obamacare.

Pour la première fois dans l’histoire politique américaine, le candidat d’un des deux grands partis a une rhétorique ouvertement fasciste. Dans un article publié dans The Atlantic, la spécialiste des mouvements autoritaires Anne Applebaum démontre de manière clinique que la rhétorique de Trump n’emprunte pas à ses prédécesseurs au sein du GOP comme Reagan, Eisenhower ou Nixon, mais à Hitler ou Mussolini.

Les mots « vermine », « ennemis de l’intérieur », les menaces de recourir à l’armée pour s’en occuper ne relèvent pas de la rhétorique d’un dirigeant démocratique mais bien d’un dirigeant autocrate et fasciste, et les circonvolutions des Républicains pour blanchir ces propos ne changent rien à cette réalité.

Les « rassuristes en chef » ont beau montrer que ces peurs sont irrationnelles, au regard de la première présidence Trump, les faits sont têtus.

D’abord parce que cette présidence Trump où « les institutions ont montré leur résistance » s’est terminée par l’assaut du Capitole et le refus d’un président battu de quitter le pouvoir. Ensuite parce que le GOP est aujourd’hui totalement « trumpifié », dans les idées mais dans son leadership même, et aussi parce qu’une nouvelle présidence Trump serait celle de dévoués, et non pas des « adultes » composant le cabinet de Trump en 2017. Enfin, parce que Trump est incomparablement plus extrémiste aujourd’hui qu’il y a 8 ans, avec de surcroit une obsession de la vengeance qui fait de son retour au pouvoir une perspective terrifiante.

Cette terreur, les Juifs ne sont bien entendu pas les seuls à la ressentir, mais cette communauté, ou tout au moins sa grande majorité, connait assez bien l’histoire pour déceler les dangers d’une telle rhétorique et d’un tel régime pour eux-mêmes.

Les Juifs et Israël, boucs émissaires intemporels

Pendant la campagne, Trump a non seulement accusé une nouvelle fois les Juifs de déloyauté envers lui et envers Israël, il a mis en cause leur santé mentale s’ils votaient démocrate, et, pour faire bonne mesure, il les a accusés par avance d’être les responsables de sa défaite éventuelle à l’élection présidentielle.

Lorsqu’on connait la force de la fidélité de certains de ses supporters, cette menace voilée n’est pas à prendre à la légère, et il est à craindre pour la sécurité des Juifs en cas de défaite de Trump et des troubles qui ne manqueront pas de surgir.

En cas de victoire de Trump, les Juifs seraient exposés de manière plus directe encore, et pas uniquement sur un plan sécuritaire.

Comme l’ensemble des Américains attachés à l’état de droit, ils devraient vivre dans un pays virant vers l’autocratie, ce qui a toujours mis en péril la sécurité des Juifs dans leur histoire, ce qui explique que la défense de la démocratie soit leur premier critère de choix en 2024.

Et ce tableau ne serait pas complet si on n’évoquait pas les conséquences d’une victoire de Trump sur la famille politique naturelle des Juifs américains, le Parti Démocrate.

Il est possible qu’une défaite de Harris soit imputée, a tort ou à raison, au conflit israélo-palestinien et à la politique de Biden-Harris sur cette question. Si les voix des jeunes ou des Arabo-américains apparaissent en net repli par rapport à leur potentiel, c’est le tropisme pro-israélien du Parti Démocrate qui pourrait être remis en question, avec une montée en puissance de l’aile gauche du parti.

Cela pourrait alors marquer une inflexion significative et compliquer le lien historique d’une partie des Juifs américains avec leur famille politique, et remettre en cause la définition de leur judéité, qui repose sur un lien très fort à Israël tout en épousant des causes progressistes. Cette « double allégeance » sera-t-elle encore possible demain dans un Parti Démocrate se détournant d’Israël ?

L’omniprésence des sujets liés aux Juifs américains dans la campagne électorale les aura mis dans une situation très inconfortable et potentiellement dangereuse. Devenus un enjeu politique majeur, ils pourraient ainsi réendosser un rôle de bouc émissaire qu’ils ne connaissent que trop bien dans leur histoire.

 

[1] Grand Old Party : Nom du parti républicain

Sébastien Lévi

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