On se souviendra peut-être un jour de la date du 18 juillet 2018 comme de celle où la Knesset a remis en question par un vote l’équilibre existant, depuis la création de l’État d’Israël, entre les deux composantes de son identité en tant qu’État juif ET démocratique.
En effet, au terme de presque dix années de tentatives infructueuses pour parvenir à un vote, et à la suite d’un débat houleux, la «loi de l’État-nation» a été adoptée ce 18 juillet avec une majorité de 62 voix pour, 55 contre et 2 abstentions. Cette loi, à laquelle Benyamin Netanyahou tenait tant, est passée malgré l’opposition du conseiller juridique du gouvernement, qui la jugeait indéfendable au plan légal, et du Président de l’État d’Israël Réouven Rivlin, qui voyait en elle une menace contre la démocratie.
La nouvelle loi affirme qu’Israël est «l’État-nation du peuple juif dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, historique et religieux à l’autodétermination». On pourrait dire qu’il n’y a rien de nouveau dans une telle affirmation, puisque la Déclaration d’indépendance de l’État, lue par David Ben Gourion le 14 mai 1948, proclamait déjà, au nom du «Conseil national représentant le peuple juif en Israël et du mouvement sioniste mondial», «la fondation de l’État juif dans le pays d’Israël». Mais la nouveauté réside dans ce qui manque à la suite de cette proclamation.
En 1948, la Déclaration d’Indépendance annonce que cet État «développera le pays au bénéfice de tous ses habitants», qu’il «sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël», qu’il «assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe», et qu’il «garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture». Or on ne trouve rien d’équivalent dans la nouvelle loi, censée définir pour des générations le caractère de l’État.
Le projet de loi initial a été certes amendé, suite aux nombreuses critiques qui se sont fait entendre en Israël, dans la diaspora juive et dans divers pays du monde démocratique. On a supprimé, notamment, l’article qui prévoyait de donner aux responsables de localités la possibilité d’accepter ou de refuser certaines candidatures de personnes voulant s’y installer en fonction de leur religion ou de leur appartenance nationale, ce qui ouvrait la porte à l’établissement de communautés territoriales réservées aux seuls Juifs. Mais cette proposition scandaleuse a été remplacée par un article aux termes duquel l’État voit dans l’établissement de collectivités juives «une valeur nationale» et s’engage à «les encourager et les promouvoir», et là aussi on imagine des pratiques discriminatoires auxquelles la Cour suprême aura bien du mal à s’opposer.
Quant à la «complète égalité» que l’État promettait en 1948 «à tous ses citoyens», elle est mise à mal par une loi qui insiste pesamment – et souvent inutilement – sur des symboles identitaires juifs dont les pionniers sionistes n’avaient pas besoin de s’affubler pour édifier l’État juif.
En réalité, l’adoption d’une telle «loi fondamentale» (c’est-à-dire à valeur quasiment constitutionnelle) est significative de la dérive populiste vers lequel évolue le pays depuis les élections de 2015. Conscients de cette évolution et de ce danger, nous avions organisé à Paris le 28 avril 2018 un colloque sur le thème «Israël, la démocratie menacée?». Vous pouvez voir ici les différentes contributions en français de nos invités ayant participé à ce colloque.
Pour justifier cette loi, le premier ministre israélien affirmait récemment: «Nous continuerons à garantir le respect des droits civiques dans la démocratie israélienne, mais la majorité a aussi des droits et la majorité décide. Une majorité absolue veut garantir le caractère juif de notre État pour les générations à venir». Si tel est l’objectif de ce gouvernement, il devrait, plutôt que de promulguer des lois qui érodent progressivement le caractère démocratique d’Israël, mettre fin à l’occupation qui met, elle, véritablement en danger le «caractère juif» de l’État.
A l’instar de nombreuses organisations juives aux États-Unis et dans le reste du monde, nous condamnons cette loi qui va desservir l’image d’Israël au sein de la famille des nations et aussi au sein de la diaspora. Nous continuerons à nous mobiliser aux côtés de tous les opposants en Israël, pour montrer qu’une telle loi remet en question les valeurs sur lesquelles le pays s’est construit, en même temps qu’elle contredit les valeurs qui ont fait le judaïsme depuis des siècles. Les Juifs ont appris au cours de leur histoire que la force des démocraties se mesurait plus aux droits des minorités qu’aux pouvoirs des majorités. C’est ce qu’avaient compris les pères fondateurs de l’État en 1948. Ben Gourion, réveille-toi!