Les mots «sionisme» et «sioniste» sont désormais utilisés, de manière systématique, dans des discours où ils remplacent le mot «Juif». C’est un procédé assez grossier destiné à faire de l’antisémitisme sans désigner explicitement les Juifs, dans l’espoir d’échapper tant aux rigueurs de la loi qu’aux condamnations morales. Cependant, ce procédé a une autre signification: en présentant le Juif comme un élément d’un système, on développe une vision conspirationniste sur le modèle des «Protocoles des Sages de Sion».
Dans ce contexte, la brève note ci-dessous a pour objet de préciser la signification du mot «sioniste». Il ne s’agit pas de résumer l’histoire du mouvement sioniste et de ses relations avec le monde, et encore moins de décrire en quelques lignes les conflits israélo-arabe et israélo-palestinien, mais de répondre aux questions posées par des gens de bonne foi quant à la pertinence du mot «sioniste» pour désigner des personnes et des organisations.
Inventé vers 1890, donc bien après l’apparition du sionisme contemporain en tant que courant d’idées (au milieu du dix-neuvième siècle) et après les débuts de l’émigration sioniste vers la Palestine ottomane (dans les années 1880), le mot «sionisme», dérivé du nom désignant dans la tradition juive Jérusalem et par extension le pays d’Israël, s’applique à une mouvance encore informe ayant en commun l’aspiration juive au retour en terre d’Israël. Avec la création de l’Organisation sioniste mondiale (OSM) en 1897, sous l’impulsion de Theodor Herzl, le mot reçoit sa définition dans le programme de l’organisation: «Le sionisme aspire à la création, en Palestine, d’un foyer pour le peuple juif garanti par le droit public».
Cette belle simplicité, cependant, sera de courte durée. Au cours du demi siècle qui suit, on assiste à une véritable explosion dans les usages de ce mot. Des milliers d’organisations juives engendrent autant de déclinaisons possibles du mot «sioniste». Il y a des sionistes d’extrême gauche (y compris un mouvement marxiste se définissant comme le «parti communiste juif») et des sionistes d’extrême droite (y compris des admirateurs du fascisme mussolinien dans sa première manière), des sionistes bourgeois et des sionistes prolétariens, des sionistes religieux et des sionistes athées, des sionistes culturels et des sionistes politiques, des sionistes ne concevant leur engagement que dans le cadre d’un rassemblement de tous les Juifs en terre d’Israël, et des sionistes répondant à la définition classique du Juif qui reçoit de l’argent d’un autre Juif pour envoyer un troisième Juif en terre d’Israël.
L’OSM reste la maison commune de ces divers sionismes, bien que le «parti communiste juif» s’en soit séparé pour une période relativement brève, et que la droite nationaliste ait fait scission pour créer sa propre organisation internationale. Mais l’OSM fonctionne surtout comme un Parlement, où les partis s’affrontent ou coopèrent selon les circonstances. Des élections se tiennent régulièrement, dans tous les pays où les mouvements sionistes sont présents, sur la base d’un titre d’adhésion individuel correspondant au paiement d’une cotisation symbolique. L’équilibre des forces entre les divers mouvements, longtemps marqué par une nette prépondérance de la gauche sur la droite et des laïques sur les religieux, se reflète dans la composition des instances exécutives de l’OSM et de son organisation-sœur, l’Agence juive pour la Palestine.
On retiendra de cette période d’un demi siècle, qui va de la création de l’OSM à la naissance de l’État d’Israël en 1948, que le terme de «sioniste» indique l’appartenance à une structure fondée sur un consensus minimal. Le mouvement sioniste compte certes des sympathisants qui, tels Léon Blum ou Albert Einstein, partagent globalement ses objectifs sans prendre part aux débats internes. Mais, pour les sionistes militants à proprement parler, l’horizon de référence est l’organisation spécifique à laquelle ils appartiennent. C’est vrai notamment lorsqu’il s’agit de se positionner par rapport aux forces politiques dans le monde, ou de formuler un projet économique et social pour le futur État juif, ou de concevoir les relations qu’entretiendra cet État avec ses voisins arabes d’une part, et ses citoyens arabes d’autre part. Autant de sujets qui font l’objet de vives controverses au sein de la grande famille sioniste, avec toute la palette des choix existant dans les sociétés démocratiques.
Tout au long de cette période, il n’y a donc pas d’«idéologie sioniste» au sens fort du terme, et pas davantage de ligne politique ni de mode d’action qui soient partagés par tous les sionistes. Les partis sionistes sont autant de micro-sociétés, en Diaspora d’abord et de plus en plus au sein de la Palestine sous Mandat britannique. Ils ont leurs mouvements de jeunesse, leurs journaux et leurs éditions, leurs centres de formation pour militants, leurs réseaux d’écoles et leurs clubs sportifs. Ils ont aussi en Palestine, à partir des années 1920, leurs organisations syndicales, leurs fermes collectives, leurs caisses d’assurance-maladie, les entreprises qu’ils contrôlent et jusqu’aux quartiers où ils font construire des logements pour leurs adhérents.
Un 1er mai sioniste socialiste à Tel-Aviv, en 1947
Dès les années 1930, le centre de gravité du mouvement sioniste bascule vers la société juive de Palestine, les organisations sionistes internationales servant de force d’appoint. Avec la création de l’État d’Israël, le changement est consommé. Les cadres formels de l’OSM et de l’Agence juive continuent d’exister, mais sans aucun pouvoir de décision et avec des attributions qui se réduisent peu à peu au seul travail éducatif en Diaspora. En Israël, le mot «sionisme» entre dans l’histoire culturelle du pays, avec des intonations parfois héroïques et parfois ironiques. Dans les communautés diasporiques, les organisations se définissant exclusivement comme «sionistes» ont disparu ou presque, puisque ce qui faisait jadis leur singularité – l’émigration juive vers la Palestine, le projet d’un foyer national juif, le soutien à la création puis à l’existence de l’État d’Israël, la centralité de celui-ci dans la vie juive – est désormais indissociable du «minimum commun» en quoi se reconnaissent les membres de toutes les communautés juives.
Voilà pour la dimension collective. Au plan personnel, que ce soit en Israël ou dans les communautés juives, le terme de «sioniste» n’est presque jamais utilisé de manière significative comme marqueur d’une option spirituelle, idéologique ou politique. Des individus juifs se définissent certes comme «antisionistes», mais leur activité est groupusculaire et sans écho véritable dans l’environnement juif. Par ailleurs, des Juifs – en bien plus grand nombre que les précédents – se définissent comme «sionistes», mais il est difficile de dire en quoi ils diffèrent des autres Israéliens ou des autres Juifs. Un Juif «sioniste» peut être religieux ou athée, de gauche ou de droite, partisan de l’annexion de la Cisjordanie par Israël ou au contraire favorable à un retrait d’Israël de tous les territoires. Plus généralement, un «sioniste» peut être un citoyen lambda soutenant le droit à l’existence de l’État d’Israël, et en ce sens la très grande majorité des Européens sont sionistes.
Meïr Waintrater
NOTE
Le lecteur désireux de compléter ses informations sur ce sujet pourra consulter des ouvrages de référence, en particulier l’Histoire du sionisme de Walter Laqueur (trad. fr. Calmann-Lévy, 1973), Sionismes. Textes fondamentaux, réunis et présentés par Denis Charbit (Albin Michel, 1998), Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, 1860-1940 de Georges Bensoussan (Fayard, 2002) et Le sionisme dans les textes de Dominique Bourel et Delphine Bénichou (CNRS Éditions, 2008), ou bien des présentations plus succinctes comme Le sionisme d’Ilan Greilsammer (PUF, «Que sais-je»?, 2005) et Qu’est-ce que le sionisme? de Denis Charbit (Albin Michel, poche, 2007).