De Selma à Selma

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Le 3 mars dernier Kamala Harris tenait des propos durs sur Israël sur le pont Edward Pettus à Selma en Alabama, un des lieux les plus significatifs pour le mouvement des droits civiques, marqueur politique du Parti Démocrate et de l’alliance entre Afro-Américains et Juifs américains.
Il est difficile de ne pas voir dans ce discours, à cet endroit, le symbole d’un éloignement progressif entre le Parti Démocrate et Israël.

 

Une riche histoire

À Selma en 1963, Martin Luther Luther King était à la tête d’un cortège pour la conquête de droits civiques. A ses cotés se trouvait le rabbin Heshel, et cette photo a été et demeure le symbole de l’alliance entre Juifs américains et Noirs Américains au sein du Parti Démocrate, et aussi la matrice de l’identité politique des Juifs américains

Martin Luther King était sioniste et se revendiquait comme tel. Il est absurde de se réclamer de lui pour défendre Israël aujourd’hui comme il l’est pour critiquer le pays car le pays aujourd’hui n’a rien à voir avec ce qu’il était dans les années 60.
Mais ce rappel est important car il démonte l’idée de l’antisémitisme inhérent de la gauche du parti démocrate, voire des Afro-Américains (en raison notamment de l’attitude de Black Lives Matter).
Par ailleurs, ce bref rappel historique est utile pour illustrer l’évolution parallèle et divergente entre Israël et le Parti démocrate, façonné par le mouvement des droits civiques, depuis les années 60.

 

Une évolution divergente

Alors qu’Israel devenait plus traditionaliste et nationaliste le mouvement des droits civiques devenait lui moins universaliste et plus identitaire. Cette double évolution explique un éloignement dont on mesure les conséquences dans la crise actuelle.

Une partie, encore minoritaire, du Parti Démocrate est effectivement sous l’influence de son aile gauche, avec une assignation identitaire et simplificatrice entre oppresseurs et opprimés, et elle rejette non seulement la politique israélienne mais a bien des égards la légitimité même d’un état bâti sur l’appartenance ethnico-religieuse et la « colonisation » de terres « indigènes ».

Ces critiques trouvent d’autant plus de résonance que dans le même temps Israel a beaucoup évolué, avec un pays plus religieux, plus nationaliste qu’il ne l’était dans les années 60 ou 70.
L’extrême-droite kahaniste, hier ostracisée par Shamir ou Begin du Likoud, siège aujourd’hui au gouvernement, avec une vision du pays profondément illibérale et la volonté de rendre toute solution politique avec les Palestiniens impossible.
Dans le même temps, le poids des Ultra-Orthodoxes (Haredim) est passé de 3% à 15% entre 1946 et 2022, et ce poids est appelé à croitre, sans doute jusqu’à 20-25% en 2040, avec un rôle politique chaque jour plus important en Israel. La vision du judaïsme des partis Haredim exclut de facto les Juifs libéraux et « Massortim » aux Etats-Unis, qui représentent 80% des Juifs américains et qui sont aussi dans leur grande partie des électeurs démocrates, attaches à un Israël qui change sous leurs yeux inquiets et parfois ébahis.

La critique de la « wokisation » du Parti Démocrate pour expliquer sa défiance accrue envers Israel est donc partielle si elle ne tient pas compte de l’évolution parallèle d’Israel.

Une alliance ne peut reposer exclusivement sur des valeurs partagées dans le passé alors que chacun évolue dans un sens opposé
Or en diaspora, la question porte exclusivement sur l’évolution de la gauche, en particulier américaine, et assez peu sur l’évolution d’Israel, comme si celle-ci n’avait aucun effet sur les alliances du pays.

Cet aveuglement est autant erroné que profondément problématique, car il empêche de penser les relations entre Israël et ses alliés sous un angle pragmatique au profit d’une vision exclusivement axée sur l’antisémitisme. Celui-ci existe, o combien, mais cette grille de lecture unique est une erreur d’analyse fondamentale et surtout tres incomplète.
Cet éloignement a été autant théorisé que le « plus américain des hommes politiques israéliens », le Premier Ministre Benyamin Netanyahu.

 

Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes (Bossuet)

Depuis son irruption sur la scène diplomatique puis politique, Netanyahu a une vision du monde très claire et qu’il ne cesse de mettre en place malgré sa réputation erronée de pragmatisme.

Dans son livre « une place parmi les nations » publié en 1993, il évoque le destin juif comme matrice de sa croyance que le seul destin d’Israel est de vivre par le glaive, et il reprend d’ailleurs la thèse défendue par son père, Ben Tsion Netanyahu, historien réputé de l‘inquisition
Toute sa carrière politique aura consisté à faire de cette vision une réalité, et à voir ses adversaires comme des naïfs incorrigibles.

Il n’aura eu de cesse d’ostraciser les Juifs libéraux américains et les Démocrates au profit d’une alliance avec les ethno nationalistes et les ultra-orthodoxes, en Israel mais aussi a travers le monde, et en particulier aux Etats-Unis.
Sa connaissance réelle des USA l’aura poussé non pas à se rapprocher des Juifs américains mais à tout faire pour s’en éloigner et il aura réussi au-delà de ses espérances. Pour lui, les Juifs américains sont voués à l’assimilation et à s’éloigner d’Israel et il se sera méthodiquement appliqué à faire de cette prévision une réalité…

Aujourd’hui, Netanyahu est persona non grata auprès de nombreux Juifs américains et il préfère célébrer son alliance avec les Chrétiens évangéliques. Certes il demeure le roi de l’AIPAC mais ce lobby qui demeure puissant ne représente en rien l’opinion dominante des Juifs américains.

Netanyahu a méthodiquement détruit les ponts avec les Juifs américains et avec le Parti Démocrate. Comment s’étonner des lors que le standing d’Israel ait autant diminue au sein de ce parti dans les dernières années ?

Pour un jeune américain né dans les années 90 Israël c’est Netanyahu et Netanyahu est Israel, alors que pour les générations précédentes Israël était aussi incarné par des figures comme Rabin, Begin, Peres voire Ben Gourion.
Cette identification de Netanyahu a Israel aujourd’hui et elle pénalise tres fortement Israël, aux Etats-Unis et dans le reste du monde.

 

Un avenir incertain

Les Juifs américains, dans leur grande majorité, se reconnaissent dans les droits civiques et dans ce qui s’est joué à Selma dans les années 60 comme événement fondateur de leur identité profonde.
Il est peu probable qu’ils sacrifient ce marqueur identitaire à une solidarité avec un état qui s’éloigne de ces valeurs, avec à sa tête un Premier ministre qui les méprise ouvertement.

Il est impossible de découpler l’évolution politique, sociale interne à Israël et l’attachement des Juifs américains à ce pays.
Celui-ci ne disparaîtra pas mais il deviendra plus exigeant, moins viscéral, et il devrait continuer à s’affaiblir si la tendance actuelle au sein de la société israélienne se poursuit, et par la même leur volonté ou capacite a défendre Israel au sein du Parti Démocrate.
En ce qui concerne ce dernier, cet éloignement risque d’être encore plus marque car l’attachement religieux, quasi-familial qui unit les Juifs américains à Israel, au-delà de ses gouvernements, n’est pas un facteur pour les électeurs non-Juifs du Parti Démocrate.

Le piège actuel est que l’isolement croissant dont souffre Israël risque encore de renforcer l’évolution nationaliste et religieuse du pays, créant un cercle vicieux difficilement arrêtable.

L’héritage de Netanyahu est bel et bien celui-là : celui d’un repliement sur soi-même et d’un isolement accéléré du pays.
Netanyahu voit l’histoire du peuple juif et d’Israel comme une histoire d’oppression, de solitude et il s’agit en fait d’une prophétie auto réalisatrice.

En trente ans on sera passé à « Israël parmi les nations », titre de son ouvrage, à « Israël au ban des nations ». Il n’est certes pas le seul responsable de cette réalité mais il y aura largement contribué.
Sa vision est en train de devenir réalité, a sa grande satisfaction sans aucun doute.

Est-il déjà trop tard pour arrêter cela ?

 

Sébastien Lévi

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