Un article de Roger Cohen, paru dans le The New York Times / International Herald Tribune du 28 janvier 2013 sous le titre “Sitting Down With Amos Oz” (cliquer ici pour aller à l’original).
Tel Aviv
Amos Oz, l’écrivain dont les romans et nouvelles explorent l’âme de la société israélienne avec une insistance profonde m’a accueilli dans son appartement rempli de livres pour une petite leçon d’hébreu. Je dois comprendre que le terme hébreu (yiddish en réalité) essentiel à retenir est « fraiers » (« idiots »).
Amos Oz affirme que « La plupart des Israéliens sont prêts à un retrait de Cisjordanie, mais ils ne veulent pas se faire avoir comme des idiots, ils ne souhaitent pas une réédition du scénario du retrait de Gaza. D’abord et avant tout, ces élections avaient pour sujets principaux les relations internationales, la situation des classes moyennes, les rapports entre l’Etat et les religieux au sujet du service militaire obligatoire avec l’idée implicitement acceptée par tous que l’occupation n’importe pas tant que ça. Les Israéliens ne s’y intéressent pratiquement plus. Ils votent avec leurs pieds, car personne ne se rend dans les territoires occupés à l’exception des colons et de militants d’extrême droite. Mais cela signifie aussi que si les Israéliens peuvent être assurés qu’en se retirant de Cisjordanie, ils ne vont pas se ruer dans un piège – ne pas se faire prendre pour des idiots « fraiers » – ils y sont prêts. »
Avec le poids des nationalistes religieux, et même si c’est élections sont un revers pour les extrémistes, je dis à Amos Oz que je le trouve trop optimiste. Mais il insista sur sa conviction qu’à la fin des fins, 70% des deux peuples – en traînant des pieds, dans les cris d’injustice et les larmes – sont prêts pour une solution à deux Etats. « Si je peux utiliser une métaphore, je dirais que le patient (les Israéliens et les Palestiniens) est prêt et envisage avec gravité l’intervention mais les chirurgiens sont des lâches. »
« Parmi les lâches, vous incluez Netanyahu ? ». Amos Oz affirme : « Oui, je pense que c’est un lâche. Mais la percée du centre lors de l’élection peut modifier les termes de l’équation. Cela impliquera plus de pression sur Netanyahu de la part des partisans du compromis dans la classe politique israélienne et à l’étranger. Dès lors, sa lâcheté pourrait fonctionner en sens contraire. »
Israël – isolé dans un environnement hostile, ses frontières toujours indéfinies, assailli par les tensions internes entre laïcs et religieux, incertain sur l’attitude à tenir face aux soulèvements dans le monde arabe – aspire à la normalité. Ses citoyens sont davantage interpellés par la violence criminelle que par la violence politique. Aucun israélien n’a été tué en Cisjordanie en 2012. Ses rues commerciales bondées bourdonnent d’affluence. L’Iran n’était même pas un sujet de débat durant la campagne. Le conflit avec les Palestiniens, malgré d’occasionnelles éruptions, s’est suffisamment apaisé pour que des électeurs votent en masse pour le télégénique Yaïr Lapid, un mystère enveloppé dans une apparence séduisante, mis à la tête d’un parti au nom rassurant : « Il y a un Avenir » (« Yesh Atid »).
Amos Oz, monté à Tel-Aviv depuis sa résidence d’Arad dans le désert du Néguev pour le week end, a vécu toute la période d’existence de l’Etat moderne d’Israël. Son credo d’écrivain est que l’humanité est libre de tout déterminisme : les hommes sont capables non seulement de surprendre les autres mais aussi de se surprendre eux-mêmes. Il appelle cela « le phénomène le plus unique et prometteur de l’Histoire ». Yaïr Lapid est en effet un objet politique à la recherche d’une substance, un personnage en quête d’une signification, ce qui en tant que tel, suscite l’intérêt d’Amos Oz.
« C’est un phénomène, une manifestation du désir de la classe moyenne d’une normalisation. Israël souhaiterait vivre comme les Pays-Bas. » selon Oz. « C’est une revendication légitime, même si cela entraîne une ignorance des enjeux fondamentaux, comme le conflit israélo-arabe. Je ne sais pas si Yaïr Lapid a des convictions, mais je suis sûr qu’il en a conscience. Ce que fera Lapid est encore un mystère, pas seulement pour moi, c’est probablement aussi un mystère pour Lapid lui-même ! ».
A 73 ans, Amos Oz a souvent été suffisamment surpris en bien pour ne pas voir le pire comme inévitable, même si les guerres ont rythmé l’histoire d’Israël depuis 1948. Il pose cette question : « qui s’attendait à ce que Winston Churchill démantèle l’Empire colonial britannique, que Charles de Gaulle retire la France d’Algérie, que Sadate se rende à Jérusalem, que Bégin évacue le Sinaï en échange d’un traité de paix, ou que Gorbatchev renonce à conserver son contrôle sur le bloc soviétique ? ».
Son message au nouveau gouvernement israélien est clair : la paix est impossible sans audace, mais rien n’en est plus capable qu’une humanité ouverte et encline à des gestes surprenants.
Il y a de la nostalgie dans son regard sur l’Etat d’Israël qu’il aime. Il s’émerveille de ce qu’il appelle un « âge d’or culturel » de la littérature et des sciences. Il déplore -et déteste – ce qu’il voit comme une remise en cause rampante du droit à l’existence d’Israël en Europe et ailleurs, qui va « au-delà de la critique légitime de la politique israélienne » et qui reflète selon lui une part d’anti-américanisme car « si les Etats-Unis sont le diable, alors Israël en devient l’enfant naturel ».
Amos Oz ne cache cependant pas ses propres déceptions. « Construire des colonies dans les territoires occupés fut la plus grande erreur et la plus grande faute morale dans l’histoire moderne du Sionisme car elle était basé sur le refus d’accepter le simple fait que nous ne sommes pas seul sur cette terre. Les Palestiniens aussi ont refusé pendant des années le fait qu’ils ne sont pas seuls ici. A présent, même si cela s’est fait de mauvaise grâce, tout le monde a accepté la réalité et c’est une bonne base de travail ».
« Une séparation pourrait être quelque chose de sain pour un moment après un siècle de confrontation sanglante ; une séparation pourrait s’avérer une bénédiction. Mais une telle partition doit être basée sur une barrière située entre mon jardin et celui de mon voisin, et pas au milieu du jardin du voisin. La barrière n’est pas une idée mauvaise en soi, sauf si elle est située au mauvais endroit. » La clôture de sécurité israélienne qui enserre la Cisjordanie représente donc selon lui une inacceptable acquisition de terres.
Israël fut d’abord un rêve. Amos Oz relève que le seul moyen de garder un rêve intact et idyllique, c’est de ne jamais le concrétiser dans la vie réelle. « Cela est vrai qu’il s’agisse d’un voyage, de l’écriture d’un roman ou d’un fantasme sexuel. Israël étant à présent un rêve devenu réalité, de ceux qui ont largement dépassé les espérances de ses auteurs. Dès lors, la déception n’est pas quelque chose qui serait consubstantiel à Israël mais est consubstantiel aux rêves. »
C’est bien son credo politique. Il ne peut y avoir d’état unique tout simplement parce que Palestiniens et Israéliens ne formeront jamais une famille unique et joyeuse (« car ils ne sont ni unis ni joyeux »). « Dès lors, la seule solution est de transformer la maison en deux appartements plus petits. » La solution à deux Etats est la seule valable. Les Palestiniens et les Arabes ont traité Israël comme une infection passagère, qui disparaîtrait après un traitement. Israël a traité la Palestine comme une « invention vicieuse de la machine de propagande panarabe ». Ces illusions ont vécu. La réalité impose désormais un compromis « et les compromis sont toujours douloureux, il n’y a jamais de compromis dans la joie ».
Et que faire avec le Hamas ? « D’abord, ce que nous pouvons faire est de résoudre le conflit avec l’OLP, de sorte que le conflit israélo-palestinien soit réduit à un conflit avec le Hamas à Gaza. Ce sera un grand pas en avant. Après cela, on va bien voir ce qui va se passer : le Hamas peut évoluer comme l’a fait l’OLP. L’Autorité palestinienne est prête pour la gestion d’un État en Cisjordanie. Ils n’envisagent pas cela avec euphorie mais ils y sont prêts. Certes, ils continueront de fantasmer sur Haïfa et Jaffa, comme nous rêverons de Hébron et Naplouse. Il n’y a pas de censure possible sur les rêves. »
Et le droit au retour des Palestiniens ? « Le droit au retour est un euphémisme pour désigner la destruction d’Israël. Même pour une colombe comme moi, cela est hors de question. Les réfugiés doivent pouvoir se réinstaller dans l’État de Palestine, pas en Israël. »
Deux dernières idées d’Amos Oz devraient attirer l’attention des hommes politiques : l’une sur la nature d’une tragédie, l’autre sur la nature du temps.
« Le conflit israélo-palestinien est un conflit de droits. Les tragédies se règlent par deux voies différentes : celle de Shakespeare et celle d’Anton Tchekhov. Dans une tragédie de Shakespeare, la scène finale est couverte de cadavres. Dans une tragédie de Tchekhov, tout le monde y est malheureux, amer, désabusé et mélancolique mais vivant. Mes proches des mouvements pour la paix et moi-même, nous travaillons à une paix tchekhovienne plutôt que shakespearienne. »
Sur la notion de temps : « Je vis à Arad, dans le Néguev. Chaque matin, je me lève à cinq heures et je commence ma journée par une promenade avant le lever du soleil. Je profite du silence, du vent et des ombres des collines. Je marche pendant quarante minutes. Quand je rentre chez moi, j’allume la radio et j’écoute parfois un homme politique dire « jamais », « pour toujours » ou « pour l’éternité », et je sais que les pierres dans le désert se rient de lui. »
Asseyez-vous avec Amos Oz. C’est mon conseil aux membres du prochain gouvernement israélien. Et aux extrémistes qui se bercent d’illusions, juifs comme arabes, dans son conflit inutile alors qu’une fin triste mais pacifique n’est pas hors de portée de l’imagination d’hommes ouverts d’esprit.
(traduction faite par Yoël Amar pour JCall)