Alors qu’Israël vient de commémorer Yom Hashoah, les Juifs d’aujourd’hui font face à un nouveau danger, au-delà du rôle de bouc émissaire universel qui leur a été assigné par différents régimes politiques à travers les époques et les continents pendant la majeure partie de leur histoire.
Ce rôle de bouc émissaire n’a pas disparu et reste très présent aujourd’hui. Lorsque le CRIF, l’organisation représentative des Juifs de France, est accusé par le parti d’extrême gauche La France Insoumise de contrôler le gouvernement français, lorsque les clients d’un restaurant juif à Philadelphie sont harcelés par des manifestants se disant propalestiniens, lorsque les Juifs sont accusés de propager la COVID, ou encore quand Israël (et non son gouvernement) est présenté comme le pays ultime du mal, ce vieux tropisme antisémite est, hélas, toujours bien vivant.
Depuis une vingtaine d’années, les Juifs sont confrontés à un autre danger «complémentaire» : leur instrumentalisation par une droite illibérale en Europe et aux États-Unis. En France, les Juifs ont été mis à contribution par le parti de Marine Le Pen pour montrer que celui-ci s’était débarrassé de ses racines antisémites, contribuant ainsi à sa normalisation sur la scène politique française. Lorsqu’une figure aussi respectée que le chasseur de nazis Serge Klarsfeld déclare que ce parti est désormais « acceptable », cela ne vise pas tant à conquérir le vote juif (numériquement limité) qu’à convaincre l’électorat plus large que le Rassemblement National est désormais présentable, ou devrait-on dire « kasher ».
Aux États-Unis, l’antisémitisme réel observé sur certains campus universitaires, d’abord minimisé et ignoré par les directions des universités puis par le Parti démocrate, a offert au Parti républicain le prétexte pour attaquer ces établissements, un objectif poursuivi de longue date. La répression agressive de Trump contre la liberté académique et la liberté d’expression sur les campus est mise en œuvre sous le faux prétexte de lutter contre l’antisémitisme, plaçant ainsi de nombreux Juifs dans une position extrêmement inconfortable.
Si l’antisémitisme est bien réel, son instrumentalisation l’est tout autant, et elle s’est avérée essentielle pour les Républicains et Trump lors de l’élection présidentielle de 2024. Comme pour Le Pen en France, l’objectif n’était pas tant de séduire l’électorat juif (toujours majoritairement démocrate) que de se positionner comme le parti du « bon sens » face à la « gauche woke antisémite ».
Le Rassemblement National de Le Pen et le Parti républicain de Trump se présentent également comme des alliés fermes d’Israël, ce qui renforce leur stratégie de normalisation auprès des Juifs. D’autres gouvernements d’extrême droite comme ceux de la Hongrie, de l’Argentine (et hier du Brésil de Bolsonaro) affichent également un soutien indéfectible à Israël, aujourd’hui partie prenante d’une alliance illibérale à l’échelle mondiale.
Cette instrumentalisation de l’antisémitisme à travers le soutien aux Juifs et à Israël est d’autant plus facilitée qu’elle est activement encouragée par le gouvernement israélien lui-même, pleinement aligné avec les partis de droite illibéraux occidentaux, comme l’a démontré la Conférence sur l’antisémitisme organisée par Amichai Chikli, ainsi que la décision de Gideon Saar de renforcer les liens avec les partis d’extrême droite européens.
Le paradoxe, c’est que l’instrumentalisation et la désignation en boucs émissaires peuvent parfois aller de pair, comme le montre l’exemple de George Soros, cible privilégiée de ces partis qui pourtant se disent « amis d’Israël et du peuple juif ». La diabolisation de Soros dépasse largement les critiques légitimes : il est dépeint comme un démon malfaisant orchestrant l’invasion migratoire de l’Europe, menant à l’islamisation et au terrorisme, une campagne pleinement soutenue par le gouvernement israélien.
Pour les véritables ennemis d’Israël, comme La France Insoumise, cet alignement est un cadeau inespéré, leur permettant d’assimiler leur critique des partis d’extrême droite et de la montée de l’illibéralisme dans le monde à une critique du seul État d’Israël et même du sionisme dans son ensemble.
En embrassant pleinement ces partis illibéraux d’extrême droite, le gouvernement israélien enferme Israël dans un piège dont il sera extrêmement difficile de sortir.
Pour les nombreux antisémites des deux extrêmes du spectre politique, l’absence de contestation de ces partis par certaines organisations juives traditionnelles constitue également une aubaine, « prouvant » que les Juifs seraient complices des attaques contre la démocratie dans le monde, avec la bénédiction de l’État d’Israël — leur offrant ainsi une couverture pour leur propre antisémitisme ou antisionisme radical.
Le véritable problème aujourd’hui est que les Juifs du monde entier et leur expression nationale à travers l’État d’Israël sont instrumentalisés par des partis qui, bien qu’ayant officiellement renoncé à l’antisémitisme, promeuvent une vision du monde qui, en pratique, mettra leur sécurité en péril. Lorsque les contre-pouvoirs sont détruits comme en Hongrie ou mis à rude épreuve comme aux États-Unis, la sécurité des Juifs s’en trouve fragilisée, comme l’Histoire le leur a appris dans tous les régimes autoritaires.
Les Juifs sont donc devenus, malgré eux, les idiots utiles de l’extrême droite, utilisés à des fins politiques par des partis qui, en mettant en œuvre leur programme, menacent leur propre sécurité, avec — ironie et amertume — le soutien actif de l’État d’Israël. Alors qu’ils demeurent les boucs émissaires universels, la lutte pour leur sécurité s’est encore complexifiée aujourd’hui, 80 ans après Auschwitz.
Sébastien Levi