Ils étaient nombreux à être venus écouter Zeev Sternhell au Cercle Bernard Lazare ce mardi 27 mai. Invité par JCall à s’exprimer sur la situation politique en Israël et en France, le grand historien du fascisme européen a également répondu aux questions du public.
S’exprimant après que furent connus les résultats de l’élection pour la constitution de l’assemblée de l’Union Européenne, Zeev Sternhell a souhaité, d’abord, commenter la victoire en France du Front National et, plus généralement, l’avancée des mouvements populistes en Europe. Il soutient que «le retour des idées fascistes peut devenir un danger pour les Juifs européens».
Puis l’historien israélien a dressé un sombre tableau de la situation politique dans son pays, critiquant avec force «l’occupation des territoires palestiniens» et mettant en garde contre les retombées néfastes de cette occupation sur le fonctionnement démocratique de l’Etat hébreu, sur sa démographie et sur son caractère sioniste.
Pour Zeev Sternhell (voir note 1 en bas de page), le retour de l’extrême droite sur le vieux continent, «c’est le retour du refoulement des idées fascistes, des idées qui étaient censées être mortes en 1945». Pour expliquer ce «refoulement» et ce «retour», l’Académicien israélien brosse une grande fresque des idées politiques à partir de la Révolution française et de la philosophie des Lumières. Il date de l’affaire Dreyfus la montée des idées nationalistes en France, notamment la réaction contre les «Droits de l’homme et du citoyen». Le nationalisme et les concepts réactionnaires, et par la suite l’idéologie fasciste, ont immédiatement pris l’émancipation des Juifs en otage comme symbole de l’insulte faite au droit «du sang et du sol» et à la «Tradition». Pour cette raison, Zeev Sternhell tient à souligner que« la place des Juifs dans nos sociétés, la force de leur intégration dans la Nation, est un marqueur du niveau de la démocratie et des libertés».
Nous ne reviendrons pas sur les détails de l’exposé fait par l’historien israélien sur la naissance du fascisme en France et en Europe (notamment l’étrange naissance concomitante des idéologies d’extrême droite qu’il constate dans des pays – Allemagne, Italie, France – ayant des parcours très différents). Les lecteurs intéressés par ces questions liront avec grand intérêt le livre d’entretiens que Zeev Sternhell vient de publier avec Nicolas Weill, intitulé «Histoires et Lumières» (éditions Albin Michel). Ils consulteront surtout son ouvrage désormais classique: «Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France» (Folio Histoire).
Pour terminer sur la situation politique dans l’Hexagone, l’historien israélien estime que la capacité de la France à poursuivre et réussir les grandes réformes de structures entamées par le Parti socialiste, ainsi que la possibilité d’une alliance entre les partis républicains de droite et du centre, contribueront à maintenir le modèle social français (Liberté, Egalité, Fraternité) et à repousser le développement des idées nationalistes.
A l’étonnement d’une partie significative du public, Zeev Sternhell débute son intervention sur la situation politique en Israël en relevant qu’il y a quelques similitudes entre son pays et la France. Pour lui, le renforcement du nationalisme dans ces deux Etats est lié également aux «nombreux doutes sur l’avenir». Pour Israël, ces incertitudes ne portent pas sur l’existence même du pays, mais plutôt sur la nature de la société juive israélienne et sa capacité à demeurer la majorité au sein de l’Etat.
Pour l’historien israélien, l’occupation des territoires palestiniens est un désastre à tous les niveaux : moral, intellectuel, social, politique et démographique. Il ne voit que deux solutions possibles à terme.
– Premier scénario: le gouvernement d’Israël procède à l’annexion de la Cisjordanie. Dans ce cas, on se dirigera vers la création d’un Etat binational, mais avec les Juifs d’un côté et les Palestiniens de l’autre. La création de cette entité politique, compte tenu des données démographiques et du refus des deux populations à vivre ensemble, conduira inéluctablement à la guerre civile.
– Deuxième scénario: les négociations de paix reprennent et aboutissent à la création d’un Etat palestinien, sur la base de «deux peuples pour deux Etats». C’est la possibilité d’une coexistence plus ou moins acceptable par les uns et les autres, avec plus tard des développements positifs.
Mais pour que le deuxième scénario puisse se mettre en place il faudrait, estime Zeev Sternhell, une forte volonté politique de la part du gouvernement israélien, car «pour évacuer certaines parties des Territoires palestiniens il sera nécessaire de faire usage de la force. Or il n’y a pas de volonté d’agir en ce sens de la part de Netanyahou et de ses alliés». De plus, constate l’historien israélien, les circonstances sont en faveurs d’Israël qui n’a jamais été aussi fort militairement et économiquement. Les pays arabes sont actuellement très affaiblis et ne prendront pas le risque d’un vrai conflit avec l’Etat hébreu. Il reste l’Iran et le Hezbollah, mais cela est une autre affaire car la lutte contre le nucléaire iranien est une question internationale. Quant aux Etats-Unis, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils fassent des pressions importantes sur Israël, pour des raisons liées à la politique interne des U.S.A. et au désir d’Obama d’engager l’Amérique sur d’autres terrains que le Moyen-Orient et de manière plus «soft». «Ce qui fait que nous nous retrouvons avec au pouvoir une droite nationaliste dure, confortée par son environnement international et des groupes nationaux religieux à tendance factieuses tolérés en Cisjordanie», constate Zeev Sternhell.
«Tout est fait pour encourager le développement dans les Territoires palestiniens, et la gauche en Israël doit se ressaisir», affirme l’historien israélien. Cette gauche, poursuit Zeev Sternhell, sera jugée sur sa capacité à mobiliser le peuple autour de la question de la paix avec les Palestiniens en relation avec la justice sociale et le progrès économique en Israël. La gauche doit se demander pourquoi une majorité d’Israéliens votent pour les partis de droite et expriment leur désir de paix quand on les interroge. «Ma génération a fait, plutôt moins bien que mieux, un certain travail pour la construction de l’Etat d‘Israël. C’est maintenant aux jeunes de forger l’avenir», conclut-il.
Questions du public de JCall et du CBL à Zeev Sternhell
A la question «Quel choc pourrait réveiller les Israéliens, quel événement pourrait les inciter à vouloir parvenir à un accord avec l’Autorité Palestinienne?», l’historien israélien répond:
«Il faudrait une catastrophe, mais évidemment cela n’est absolument pas souhaitable! Pour l’instant, le gouvernement de Netanyahou est content de lui, il pense que tout est bien, que tout nous réussit. Netanyahou pense que nous devons continuer ce que nous savons faire, ça marche depuis la Guerre des Six Jours (1967). Alors, dans ces conditions, comment sera le pays dans trente ans ? Difficile de répondre… Il y a des inquiétudes concernant la démographie et la démocratie en Israël. La population religieuse orthodoxe est de plus en plus importante, avec ses exigences théocratiques. Si l’annexion rampante de la Cisjordanie se poursuit, la population palestinienne sera bientôt plus nombreuse que la population juive. On en revient donc à la question de la création d’un Etat palestinien, qui reste un objectif vital pour la survie du caractère juif et sioniste de la société israélienne ».
«Qui est responsable de l’échec des négociations menées à l’initiative du secrétaire d’Etat américain, John Kerry ?» Réponse de Zeev Sternhell:
«Pourquoi l’échec de l’initiative Kerry ? Parce que Netanyahou et ses alliés voulaient que ça échoue… En ce qui concerne les Palestiniens, il est difficile de savoir ce qu’ils pensent vraiment, ils ont des agissements contradictoires. Mais il y a un point sur lequel je comprends le Président Abbas, c’est que l’on ne peut pas négocier et en même temps construire de nouvelles implantations. Il y a également un grand problème avec le “droit au retour”, c’est un tabou pour les Palestiniens et ils n’arrivent pas à mettre en cause ce principe. Il leur faudra préciser leur position sur ce sujet, car l’opinion israélienne y est très sensible. Pour l’instant, avec le gouvernement Netanyahou, la question ne se pose pas car si l’on suit son orientation politique il n’y a pas de retour pour les Palestiniens à l’Ouest (Israël dans les frontières d’avant 1967) et de moins en moins de place pour les palestiniens à l’Est (Cisjordanie)».
Compte-rendu rédigé par Paul Ouzi MEYERSON
(1) Professeur de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, Zeev Sternhell est un historien et un penseur politique israélien. Il est connu notamment comme spécialiste du fascisme en Europe, en particulier de ses racines françaises.
Après l’invasion de la Pologne par les nazis en 1939, il fut emmené, muni de faux papiers d’identité, par son oncle à Lvov, dans la partie de la Pologne occupée par l’Union soviétique. Caché avec l’aide de deux familles locales (reconnues comme «Justes parmi les Nations»), il survécut à l’extermination des Juifs à l’Est et se rendit en France. Zeev Sternhell a rejoint Israël en 1951.
En 1957, il entame ses études d’histoire générale et de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem et les poursuit à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) où il obtient son doctorat (Ph.D)
En 1991, le gouvernement français lui a décerné la médaille de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres pour «sa contribution au rayonnement des arts et des lettres en France et dans le monde». Il a été lauréat en 2008 du Prix Israël pour ses travaux en sciences politiques. En 2010, il a été élu à l’Académie israélienne des sciences et des lettres.
Il fut officier d’état-major et a participé aux guerres des Six Jours et de Kippour ainsi qu’à la première guerre au Liban.