Depuis 26 ans mes amis et moi, et beaucoup d’autres dans le monde, ne manquons pas de commémorer l’assassinat politique d’Yitzhak Rabin par Igal Amir, un religieux-nationaliste issu de la mouvance idéologique qui considère la Bible hébraïque comme un message de Dieu et comme le cadastre territorial du peuple juif. Un crime factieux, commis à l’occasion d’une campagne électorale diffamatoire conduite par Benyamin Netanyahou qui lui-même se considère aujourd’hui «menacé» (voir son dernier discours sur le souvenir de Rabin). Depuis 25 ans, plus nous nous éloignons de cet événement incroyable et plus nous constatons que, malgré notre peine et la conscience de la gravité du geste, nous n’avions pas saisi toute la dimension historique de cet assassinat et ses futures retombées politiques.
D’abord, c’était le signal de la fin d’une époque, celle de la transcendance pionnière qui avait permis la construction de l’état d’Israël qui, selon sa déclaration d’indépendance : «… sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture…». Vision généreuse, souveraine, rassembleuse, fraternelle, égalitaire qui à l’heure du Coronavirus peut faire encore rêver. Elle peut encore faire rêver car en Israël, comme partout d’ailleurs, la pandémie attise les fractures de la société, et elles sont nombreuses : ultra-orthodoxes séditieux, économie dichotomique favorisant les monopoles au détriment des citoyens, majorité politique populiste s’acharnant à limiter l’action des institutions de l’Etat, pouvoir personnel inhibiteur de la démocratie, investissements massifs dans les colonies de Cisjordanie en défaveur du Sud et du Nord du pays, racisme rampant contre les arabes et les éthiopiens…
EXPANSION DES FORCES SOCIALES INTÉGRISTES
Que l’on m’entende, je ne dis pas «c’était mieux avant », loin de là car on progresse ! Israël depuis 25 ans a changé de dimension : ce n’est plus un pays en voie de développement mais un pays éminemment développé, bond géant qui bénéficie à toute sa population mais d’une manière très inégalitaire. Il y a aujourd’hui 9 millions d’habitants au lieu de 4 du temps de Rabin avec l’excellence high-tech en plus et une intégration affirmée dans la région (paix avec l’Égypte et la Jordanie, avec les Émirats et le Bahreïn). Mais si le mouvement est dans la logique de l’humanité, chacun selon ses convictions peut juger si ce mouvement du monde est bénéfique ou nocif à la liberté et à la justice, au progrès et à la paix. Et en l’occurrence il y a des phénomènes politiques et culturels dominants qui ne vont pas dans ce sens, notamment l’expansion de forces sociales soutenant une vision théologico-politique de la société, appelons la plus simplement «l’intégrisme religieux» : islamisme, évangélisme, judaïsme national-religieux, Hindudva (nationalisme de religion hindou)…
Ainsi, malgré que ce fut « l’intégrisme religieux » (sous sa forme hyper nationaliste) qui ait inspiré l’assassin d’Yitzhak Rabin, nous n’avions pas, alors, suffisamment accordé d’attention à la montée des fous de Dieu. Pourtant, il faut bien reconnaître que ce sont eux qui se sont objectivement et monstrueusement alliés pour hâter la fin du Premier Ministre d’Israël et du processus d’Oslo qui devait aboutir à la solution à deux Etats (Israël/Palestine). Doit-on rappeler la campagne de terreur menée par les «shahids» et les «kamikazes» du Hamas (frères musulmans)et du Djihad islamique (takfiristes) contre les civils israéliens : autobus en flammes, hôtels en ruines, restaurants éventrés, corps meurtris en charpie, familles endeuillées, ambulances toutes sirènes hurlantes : en tout 1000 morts israéliens ! C’est, en partie, pour faire face à la concurrence sanglante du courant djihadiste palestinien qu’Arafat, qui ne tenait pas à partager le pouvoir, a lancé la deuxième Intifada. «Une erreur stratégique» de l’aveu même de Mahmoud Abbas, le Président d l’Autorité palestinienne. Bilan de la deuxième Intifada (1995-2000) laminée par Tsahal sous la direction d’Ariel Sharon : 3000 morts palestiniens.
LE TERRORISME ISLAMISTE CONFORTE LE NATIONALISME RELIGIEUX JUIF
Outre les aspects humains, politiquement la deuxième Intifada a été une catastrophe de dimension internationale ! Écrasée, délégitimée, dissociée (islamistes versus nationalistes), abandonnée, désargentée, la cause palestinienne traverse depuis un long désert. Encore plus absurde, les méthodes de terreur islamistes ont été un tremplin inespéré pour le mouvement national-religieux (celui d’Igal Amir) en Israël. Depuis l’éviction manu-militari de Yasser Arafat de Cisjordanie, l’extrême droite nationaliste a pris une dimension, une force, une présence inégalée dans le pays. Elle donne le ton. La gauche israélienne qui avait soutenu de toutes ses forces le processus d’Oslo et la solution à deux états est exsangue. Elle paye, hélas, son soutien aux négociations de paix. Les israéliens ne font plus confiance aux palestiniens et à leurs dirigeants, la reconnaissance mutuelle n’est plus une priorité, l’Intifada est passée par là. Yitzhak Rabin avait l’habitude de dire, pendant ces années sanglantes de terreur islamique : «il faut négocier la paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme, il faut se battre contre le terrorisme comme s’il n’y avait pas la paix». Sur ce point, malheureusement, les circonstances ont donné tort au vainqueur de la guerre des 6 jours (1967). En jetant l’effroi dans la population civile israélienne, le terrorisme islamique palestinien contribua largement à susciter la vocation d’Igal Amir et celle de ses soutiens. Ce fût lui, mais cela aurait pu être un autre de son camp (Baruch Goldstein) et la colonisation juive de la Cisjordanie n’a fait que s’amplifier depuis.
A la vérité l’intifada Al Aqsa, qui nous avait paru centrale, s’éloigne peu à peu dans le grand maelstrom de l’écroulement des pays arabo-musulmans. Les régimes militaro-nationalistes qui y survivent se battent sans pitié contre les mouvements djihadistes et la montée de l’intégrisme. La Syrie, l’Irak, la Lybie et le Liban sont en ruines. Les émirats du Golf et les saoudiens sont infiniment plus préoccupés par l’impérialisme religieux shiites de l’Iran que par la «sainte cause du peuple palestinien». Sur fond de conformisme patriarcal et de théologie absolutiste, l’islamisme essaye de maintenir son emprise sur les consciences et les appareils d’état. Sa guerre est idéologique et culturelle mais, quand c’est nécessaire, il sait s’armer et recourir à la terreur. Son activité militante déborde, le flux de la croyance absolue ne s’endigue pas facilement et les lumières de la «Nahda » (1850 -1950) ne se rallumeront pas demain.
LA CONTRE RÉVOLUTION ISLAMIQUE DÉBARQUE EN EUROPE
Par un étrange ressort de l’histoire, la vague de la contre-révolution religieuse qui dévaste le monde arabo-musulman est venue s’échouer sur les rives de l’Europe. Elle y poursuit son combat théologique et politique, parfois avec violence, au sein des populations musulmanes du continent. Ce faisant, elle met en alerte les sociétés occidentales en soumettant à son épreuve leurs libertés, leurs tolérances et leur valeurs séculières incarnées dans l’état de droit démocratique (le contraire de la charia ou de la Halakha qui est de droit divin, donc indiscutable par l’individu). Pratiquant le double langage, elle cache son prosélytisme vindicatif derrière la permissivité de la libre conscience et des droits humains («la démocratie est une pépinière de fascistes», écrivait Albert Camus). Dans un premier temps, elle souhaite diriger la «Oumma en Europe» et n’hésite plus à demander des «aménagements raisonnables» pour le droit islamique auprès des appareils d’état. Beaucoup s’y laissent prendre, notamment une partie des gauches européennes qui se sont lancées, ces dernières années, dans une attaque sans nuances contre ce qu’elles nomment «l’islamophobie» et dans une défense sans limites du «relativisme culturel».
L IRRÉDENTISME BRISE LA GAUCHE ET TUE LA PAIX
Évidemment, ces prises de position mettent à mal le camp des gauches pris entre les tenants de la laïcité et ceux d’une inclusion communautaire (exemples : Corbyn en Angleterre, Mélenchon en France). On s’écharpe donc chez les « progressistes » et la gauche, déjà bien affaiblie en Europe, s’efface davantage. Pendant ce temps l’extrême droite se renforce en se déclarant le défenseur des libertés publiques et de la sécurité démocratique contre l’agression islamisme. Elle n’hésite pas à surenchérir sur la laïcité qu’elle détestait il y un siècle (affaire Dreyfus).
Les militants du «camp de la paix» (deux peuples pour deux Etats) qui ont vécu les années de braises de l’Intifada Al Aqsa, ne peuvent qu’être frappés par une forte similitude de situation historique. Les orphelins de Rabin constatent que, comme en Israël et en Palestine dans ces années là, les forces de progrès et de dialogue sont douloureusement tiraillées entre la lutte pour la préservation de la sécurité démocratique (paix civile) et les concessions «nécessaires» qu’ils pensent devoir faire pour démobiliser les partis extrémistes. Ainsi, comme du temps de Rabin et des accords d’Oslo, les fous de Dieu renforcent les convictions extrêmes et les «luttes finales». La terreur favorise la montée de l’irrédentisme représenté par l’islamisme et le nationalisme religieux (ordre théologico-politique).
Comment résister au péril de l’affrontement final entre les extrêmes politiques ? Question difficile qui demanderait beaucoup de développements. Deux principes d’abord, bien connus de ceux qui se sont déjà penchés sur le phénomène de l’intégrisme religieux et de la terreur : d’abord garder le cap de l’état de droit démocratique ; ensuite utiliser le droit démocratique avec énergie et conviction, dans l’union et la cohérence vigilante, pour se battre avec toutes les armes contre la menace terroriste et la corruption des lois. A ce propos, pour démasquer les forces intégristes, retenons la phrase de Jean ZAY, ministre de l’éducation nationale du Front populaire, incarcéré en 1941 («Souvenirs et solitude – lettres de prison») avant d’être assassiné par la Milice pétainiste : «Les réactionnaires pensent toujours qu’il leur suffira, pour se transformer en révolutionnaires, d’emprunter le langage de leurs adversaires».
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