Le 11 novembre, après des années de procrastination, la Commission européenne a enfin adopté une procédure d’étiquetage des produits fabriqués dans les colonies d’implantation en Cisjordanie et sur le plateau du Golan – dans son jargon, une « notice interprétative sur l’indication d’origine des marchandises en provenance des Territoires occupés par Israël depuis juin 1967 ».
Pour la Commission, il s’agit d’une mesure « technique », sans portée politique, qui vise simplement à mettre en œuvre la législation européenne en vigueur et, ce faisant, à informer le consommateur sur l’origine des produits qu’il achète et à préserver ainsi sa liberté de choix. Nul boycott donc, puisque l’importation de ces produits n’est pas interdite, mais le rappel d’une évidence : ces territoires ne faisant pas partie de l’État d’Israël au regard du droit international, les produits qui en proviennent ne sauraient porter la mention « Made in Israel » ni, ce qui est d’ailleurs déjà le cas, bénéficier des tarifs préférentiels auxquels Israël a droit au titre de l’accord d’association qui le lie à l’Union européenne.
Pour le gouvernement israélien, en revanche, il s’agit bien d’une mesure politique, et l’Europe fait preuve en l’occurrence de fausse ingénuité. Passons rapidement sur les réactions outrancières auxquelles la fine équipe au pouvoir à Jérusalem nous a habitués de longue main : mesure « hypocrite » et « discriminatoire », puisque les limiers du ministère des Affaires étrangères ont identifié deux cents cas (!) de litiges territoriaux de par le vaste monde qui n’ont pas provoqué l’ire des Européens – on chercherait en vain où, parmi ces deux cents conflits territoriaux, un peuple tout entier vit sous occupation militaire et se trouve empêché de voter dans son propre pays. Mesure « anti-israélienne », bien sûr, puisqu’elle encourage les pires ennemis d’Israël, et qu’elle marque une étape de plus sur la voie de la délégitimation de l’État juif. Et tant pis pour la moitié du peuple d’Israël qui ne se reconnaît pas dans la politique de son gouvernement et la forte majorité qui se dit prête à renoncer aux territoires occupés en échange de la paix et de la sécurité. Mesure « antisémite », rien de moins, puisque l’étiquetage de ces produits « rappelle de mauvais souvenirs ». Eh, on sait bien où cela mène, on commence par étiqueter des marchandises et l’on finit par boycotter des hommes, avant de les conduire aux chambres à gaz. Mesure, enfin, contraire au « processus de paix », lequel, comme chacun sait, se portait comme un charme avant. Bref, comme l’a dit Benyamin Nėtanyahou, l’Europe « devrait avoir honte ». Inutile de rappeler au premier Ministre que cette Europe qui « devrait avoir honte » a fait de ce petit pays proche-oriental un quasi-membre de son Union, avec un statut à nul autre pareil, et qu’elle a mis sous le boisseau ses propres principes pour lui complaire.
Et pourtant, c’est le gouvernement d’Israël et ses thuriféraires qui ont raison, et la manière dont ils réagissent est à la mesure de l’inquiétude que suscite chez eux la décision de la Commission. Oui, cette décision est éminemment politique, et il est dommage que l’Union n’ait pas eu le courage de la présenter come telle.
De quoi s’agit-il en fait ? Sur le plan économique, il n’y a pas là de quoi s’énerver. Si l’Europe est le principal partenaire commercial d’Israël, avec un volume d’échanges de 30 milliards d’euros en 2014, les marchandises en provenance des implantations – essentiellement des produits agricoles – n’y pèsent que moins de 1%. Si besoin est, le gouvernement compensera les producteurs, voilà tout.
En revanche, politiquement, c’est un coup dur pour le peuple des colonies et la droite qui le représente à la Knesset et au gouvernement. Depuis près d’un demi-siècle, les cabinets israéliens successifs se sont efforcés d’effacer, sur la carte et dans les têtes, la Ligne verte qui sépare le territoire souverain d’Israël des territoires palestiniens occupés. Cette mesure la redessine, réaffirme l’illégitimité de l’occupation et proclame en creux une vérité essentielle pour la survie même de l’État hébreu : Israël est membre de plein droit de la famille des nations, mais Israël seul, dans ses frontières reconnues par ladite famille des nations, sans le fardeau moral, politique et militaire de l’occupation.
Voilà pourquoi le maquillage « technique » de la décision européenne ne trompe personne en Israël, parmi ses adversaires comme au sein du camp de la paix. Une Europe convenablement unie, capable de « parler d’une seule voix », sûre d’elle-même et de ses valeurs, eût proclamé haut et fort le caractère politique de sa directive. Elle aurait affirmé ce que nous savons tous : que la perpétuation de l’occupation n’est pas seulement inadmissible pour le peuple palestinien, mais aussi un danger existentiel pour le peuple d’Israël, et que l’amitié inconditionnelle à l’égard de ce peuple exigerait qu’on le mît face à ses responsabilités historiques et qu’on l’invitât fermement à les assumer. Et elle aurait pris la mesure de l’effacement américain pour s’engouffrer dans la brèche et s’imposer comme le médiateur (honest broker) que Washington n’a jamais su être.
Il fallait voir les contorsions pénibles du représentant de l’Union européenne en Israël devant les caméras pour mesurer le gouffre entre ce que l’Europe devrait être et ce qu’elle est. Convoqué au ministère des Affaires étrangères et dûment morigéné par un sous-fifre, il a fait de son mieux pour vider la décision de ses mandants de toute signification autre qu’étroitement juridique.
Il n’empêche, l’Europe a fait ce qu’elle a pu, et c’est déjà quelque chose. Mieux que quiconque, Benyamin Nétanyahou et ses gens l’ont parfaitement compris.
(1) Cet article de l’historien et ancien ambassadeur d’Israël en France, Élie Barnavi, a été publié par le quotidien Le Monde dans son édition du vendredi 13 novembre 2015.