Manifestants devant la maison de Moshe Koppel, fondateur du Kohelet Policy Forum aux États-Unis
Le grand frère américain, The Heritage Foundation
Les lobbies ont un poids majeur dans la démocratie américaine, voire abusif. Ce système de lobbying, couplé à une liberté quasi absolue en matière de financement, rend ces lobbies particulièrement puissants aux États-Unis.
Parmi les lobbies les plus puissants, on retrouve l’industrie pharmaceutique, celui des armes à feu ou encore les industries pétrolières, et cette liste peut expliquer en grande partie les retards pris dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’accès universel à la santé, ou encore l’absence quasi-totale de contrôle des armes à feu.
En plus de ces lobbies finançant les campagnes électorales, il existe d’autres types de lobbies, groupes d’influence capables de façonner le débat public aux États-Unis sur de grandes questions.
Le « Heritage Foundation » s’inscrit dans cette lignée. Il s’agit d’un Think Tank, groupe de réflexion dont l’objectif n’est pas financier mais de donner une cohérence idéologique à la pensée conservatrice et un corpus idéologique bien établi aux élus conservateurs, voire des textes de loi.
Cette institution a été créée en 1973 pour contrer ce qu’il était convenu d’appeler le consensus progressiste. Il est à noter que Roe v Wade, arrêt de la Cour Suprême faisant de l’avortement un droit constitutionnel sur le plan fédéral, a été rendu en janvier 1973, et le fait que le « Heritage Foundation » ait été créé un mois après Roe v Wade est tout sauf une coïncidence. Parenthèse : l’abolition de ce droit en juin 2022 par cette même Cour Suprême est un succès majeur pour Le « Heritage Foundation », qui a consacré beaucoup de temps et d’énergie pour y parvenir.
10 ans après la création du « Heritage Foundation », en 1982, la « Federalist Society », autre groupe de pensée conservateur, était créé, avec pour ambition non plus de réarmer idéologiquement la droite, comme l’avait fait le « Heritage Foundation », mais de former des juristes de talent qui sauraient essaimer dans la justice américaine jusqu’au plus haut niveau de l’institution judiciaire. A observer la composition de la Cour Suprême en 2023, on peut affirmer que la mission est accomplie : sur 9 juges de la Cour Suprême, 6 sont conservateurs, et parmi les 6 juges conservateurs, 5 sont passés et ont été formés puis adoubés par la « Federalist Society »…
Kohelet, un groupe jeune mais très influent
En 2012, prenant exemple sur le « Heritage Foundation » (plus encore que sur la « Federalist Society »), Kohelet nait en Israël avec des objectifs similaires, celui d’arrimer solidement les lois de l’État d’Israël à un corpus idéologique conservateur, et de réarmer idéologiquement la droite, vainqueur dans les urnes quasiment sans discontinuer depuis 1977 mais pas encore assez, à leur goût, dans les institutions du pays, qu’ils estiment encore « noyautées » par les élites libérales du pays.
Comme son grand frère américain, son but est d’infiltrer (tout à fait légalement) les cercles de pouvoir, préparer des textes de loi et façonner la politique du pays, soit directement, soit avec une multitude d’organisations qui lui sont affiliées. Kohelet prépare ainsi des textes de loi clé en mai pour des législateurs, trop heureux de se reposer sur des experts légaux de premier plan.
Une des grandes priorités de Kohelet a été, depuis sa création, d’affaiblir la Cour Suprême et notamment depuis le renforcement de son rôle depuis la présidence d’Aharon Barak dans les année 90. Ses leaders ont compris que le pouvoir politique, aussi clairement à droite soit-il, n’était pas suffisant pour remodeler la société dans un sens conservateur, d’où une offensive sur plusieurs fronts depuis sa création en 2012.
Citons ainsi la loi sur l’État nation, l’argumentation juridique pour obtenir du département d’État sous Trump la légalisation des implantations ou encore, bien entendu, la réforme judiciaire, imaginée et conçue de concert avec Yariv Levin, le ministre de la Justice qui y travaille depuis des années.
C’est à cette occasion que Kohelet a connu et continue de connaître son heure de gloire, avec la reconnaissance de son influence et, par la même, le possible début de sa disgrâce.
Le coup d’État judiciaire, une heure de gloire- contrariée- pour Kohelet Policy Forum
La réforme judiciaire pensée et voulue par son architecte, le ministre de la Justice Yariv Levin, aurait dû être l’heure de gloire pour Kohelet, car elle répondait précisément aux ambitions de cette organisation depuis des années, en fait depuis sa création.
En fait, elle a surtout mis en lumière son rôle auprès de l’opinion publique et attiré une attention non souhaitée. On a vu ainsi le groupe en pointe contre la réforme judiciaire, Akhim laneshek, manifester devant le siège de Kohelet et en parallèle des Israéliens expatriés et des Juifs américains faire de même devant le Tikva Fund, organisation américaine quasiment affiliée à Kohelet, et soutenue par des Juifs américains conservateurs, au premier rang desquels les milliardaires Jeffrey Yass et Arthur Dantchik.
Le retour de bâton a été tellement douloureux que Kohelet, pourtant architecte de cette réforme de la Justice, a dû prendre sa distance avec celle-ci et appeler au consensus, alors qu’il s’agissait de leur feuille de route, dans un repli tactique assez humiliant.
Peut-être plus grave encore, car plus fondamental dans son existence même, maintenant que la lumière a été jetée sur Kohelet, elle ne s’éteindra plus et cette organisation ne pourra plus faire son travail de sape dans l’ombre comme il avait l’habitude de le faire, en Israël mais aussi aux États-Unis à travers le Tikva Fund.
C’est ainsi un des deux principaux soutiens financiers de Tikva Fund, Arthur Dantchik, un Juif américain de Pennsylvanie, a décidé de retirer son soutien, suite a la campagne contre lui menée par des manifestants aux États-Unis, des Israéliens expatriés et des Juifs américains opposés au Coup d’État en Israël. Pour Kohelet, le prix à payer de ce coup est donc très lourd, avec la fin de l’anonymat, la baisse du soutien financier et un repli idéologique douloureux avec le soutien à l’arrêt de cette réforme judiciaire.
Au-delà de ce retrait tactique, la puissance de Kohelet en Israël et du « Heritage Foundation » aux États-Unis montre leur poids au sein des sociétés américaine et israélienne, à un moment clé pour ces 2 pays, confrontés à une bataille idéologique majeure sur le plan idéologique.
Kohelet/ Heritage Foundation, 2 institutions en pointe dans la guerre culturelle en cours en Israël et aux États-Unis
Les États-Unis et Israël traversent des épreuves et des époques parallèles voire étrangement similaires. Dans ces 2 pays, 2 camps s’opposent au point que le spectre de la division voire de la guerre civile est évoqué autant que craint.
Dans les 2 pays, 2 visions de la société s’opposent : une vision libérale-démocratique contre une vision ethno-nationaliste, à laquelle on peut rajouter une forte inspiration « originaliste » : pour cette dernière version : fidélité à la constitution aux USA et à la Bible pour « Heritage Foundation », fidélité à la Torah pour Kohelet.
Ces deux visions se font face aux États-Unis et en Israël depuis des années, et la réforme judiciaire a été une nouvelle occasion de voir cet affrontement en Israël, avec une priorité accordée à la notion d’État juif plus qu’à celui de démocratie. Aux États-Unis, le Parti Républicain insiste de plus en plus sur les États-Unis comme nation chrétienne dont les droits inaliénables sont donnés par Dieu, avec des conséquences sur le droit à l’avortement notamment.
C’est cette bataille culturelle qui est un des ressorts de l’alliance en cours entre les États-Unis et Israël. Il existe bien des valeurs communes, mais elles ne concernent pas Israël et les États-Unis, mais bien la droite nationaliste américaine avec la droite israélienne d’une part, et l’aile libérale démocratique dans les deux pays (qui va bien au-delà de la gauche, réduite à la portion congrue en Israël et très minoritaire aux États-Unis). C’est cette bataille qui sera une nouvelle fois au premier plan lors de la prochaine élection présidentielle aux États-Unis avec Israël comme pomme de discorde entre les 2 camps, chacun défendant « sa » vision d’Israël à l’heure où ce pays se déchire comme jamais.
Sébastien Lévi
franco-américain-israélien, membre de JStreet