Réalisé par Martine Cohen le 26 juin 2023
* historien politologue, professeur de sociologie, science politique et communication à l’université ouverte d’Israël, auteur de nombreux ouvrages sur le sionisme et la société israélienne dont “Israël et ses paradoxes”, (éd. Le Cavalier bleu) qui vient d’être réédité et complété avec un chapitre consacré au mouvement de contestation.
Quelles sont les principales réformes que le gouvernement israélien actuel veut faire passer, et qu’a-t-il obtenu à ce jour ?
C’est le 4 janvier 2023 que le Ministre de la Justice Yaïr Levin a présenté l’ensemble de la réforme de la justice lors d’une conférence de presse. Son but était de réaffirmer la suprématie de l’autorité politique au détriment de l’autorité judiciaire qui, depuis les années 1990, jouerait selon lui un poids excessif et qui nuirait ainsi à l’action du gouvernement régulièrement, entravée par des arrêts sans appel de la Cour suprême. Cette mise en cause fondamentale de la Cour suprême a été perçue comme une menace sur l’Etat de droit et a entraîné un mouvement civique d’une ampleur sans précédent. La protestation a commencé à Tel-Aviv, puis s’est étendue aux grandes villes du pays. Elle a lieu tous les samedi soirs, et à plusieurs reprises devant la Knesset lorsque les projets de loi étaient soumis au vote en première lecture.
Fin mars, Netanyahou s’est trouvé contraint de suspendre le processus de législation après que sa décision de limoger le ministre de la Défense ait suscité une manifestation spontanée qui a rassemblée plus de 650000 personnes. Le gouvernement a compris alors que son erreur majeure avait été de vouloir expédier en bloc un projet de réforme très contesté sans chercher à établir un consensus avec l’opposition, ce qui est considéré par tous comme souhaitable et indispensable lorsque l’enjeu est la recomposition des rapports entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs législatifs et exécutifs. Face aux pressions diplomatiques, économiques et intérieures, Netanyahou a dû consentir également à des négociations entre la coalition et l’opposition sous l’égide du président de l’Etat. Il s’appuie aujourd’hui sur la rupture de ces pourparlers pour relancer le processus législatif. Il adopte cependant une autre tactique : plus de législation en bloc, mais la méthode dite « du salami », laquelle consiste à « saucissonner » le projet global en une série de lois qui seront votées, une par une, tout au long de la législature. Netanyahou temporise. A cet égard, il ne recule guère sur le fond, uniquement sur la forme.
La première loi discutée en 1ère lecture vise à annuler le droit de la Cour suprême d’annuler une décision du gouvernement ou d’un ministre si celle-ci, tout en étant légale, est jugée « déraisonnable ». Le gouvernement a estimé que la définition du « déraisonnable » est trop floue et trop subjective pour la confier à des juges qui n’ont pas été élus alors que le législateur et l’Exécutif sont les représentants de la volonté populaire élus au suffrage universel direct et indirect.
Netanyahou joue aussi sur l’usure des manifestants. Il n’est pas certain que ceux-ci puissent mobiliser toujours autant de monde autour d’une seule mesure législative, alors qu’ils étaient crédibles à dénoncer la « contre-révolution » ou le risque de dictature lorsque le projet était présenté dans son intégralité. D’autant qu’on ignore le calendrier des réformes qui vont être engagées.
Enfin, la Commission chargée de nommer les juges de la Cour suprême n’est pas encore entièrement constituée : la représentante de l’opposition a été choisie, mais on attend encore la nomination du délégué de la coalition au pouvoir. Faute de la présence de ce délégué parlementaire, le ministre Levin s’abstient de réunir la commission, de telle sorte qu’elle ne peut procéder aux nominations de nouveaux juges destinés à remplacer leurs aînés partis à la retraite. Le gouvernement tente de modifier d’autres paramètres. Ainsi l’Ordre des avocats, qui vient d’élire son nouveau président, doit désigner deux de ses membres pour siéger dans la Commission de nomination des juges, mais voilà que le gouvernement s’efforce de dissoudre cette association pour en recréer une autre à sa botte. C’est là le deuxième élément de la nouvelle tactique gouvernementale : temporiser, dans le but de modifier les équilibres actuels.
Quels sont les thèmes majeurs de mobilisation des manifestants en Israël ? L’occupation des territoires de Cisjordanie leur importe-t-elle ?
Les manifestations ont commencé en janvier avec la réforme sur la sellette. Le dilemme des organisateurs tourne autour des thèmes de mobilisation : faut-il se concentrer sur la réforme judiciaire et les menaces que celle-ci fait peser sur la démocratie, ou bien agréger d’autres sujets tirés de l’actualité? Parfois, les manifestations évoquent les problèmes de criminalité dans les localités arabes, mais aussi les représailles de milices juives contre des villages palestiniens dans les territoires occupés. Il y a une volonté d’élargir la thématique, mais le noyau dur de la mobilisation reste le projet de réforme stricto sensu. De fait on note un certain épuisement dans le nombre des personnes mobilisées. On est dans un moment de réflexion. On compte beaucoup sur la mobilisation des jeunes et sur la créativité des manifestants.
On compte sur les pressions américaines (Biden refuse toujours d’inviter Netanyahou), sur les indicateurs économiques à la baisse (dévaluation du shekel, fuite des cerveaux en hausse …) et sur le fait que, d’une manière générale, ce gouvernement est en échec sur toute sa politique, notamment sur la vie chère.
Les protestataires comptent-ils sur les réactions des Juifs de diaspora ? Quel est l’écho des prises de parole des Juifs de France ou de leurs silences ?
Les Juifs de diaspora interviennent publiquement lorsqu’un ministre des tendances les plus fanatiques se déplace à l’étranger – notamment Betzalel Smotrich. Ils font entendre leur protestation aux côtés des Israéliens vivant à l’étranger. Les grandes organisations juives américaines ont exprimé leur condamnation avec détermination. Le CRIF (dans la newsletter du 13 mars), a rappelé de manière à la fois mesurée et claire l’attachement des juifs de Diaspora aux valeurs de la démocratie et dénoncé les propos haineux tenus par certains ministres.
Plus récemment, lors de sa visite en Israël au début du mois de mai, le président du CRIF n’a rencontré aucune personnalité officielle du gouvernement. Au mois de juin, lorsque Smotrich est venu en France pour une réunion de l’OCDE en tant que ministre des Finances, les présidents des trois institutions centrales de la communauté juive de France (CRIF, Consistoire et FSJU) n’ont pas répondu à l’invitation, et ont envoyé des « représentants » de moindre niveau. Lors du rassemblement au Trocadéro pour fêter les 75 ans d’Israël (le 18 juin), outre qu’il y avait moins de monde qu’espéré, le seul ministre israélien qui y a pris la parole était Yoav Galant, celui-là même qui avait déclaré que le projet de réforme judiciaire mettait en péril la sécurité d’Israël, a été démis de ses fonctions par Netanyahou avant d’être réintégré au gouvernement, face à l’énorme mobilisation qui a eu lieu.
* A propos du budget voté en mai 2023 par la Knesset, et des énormes subventions attribuées à toutes sortes d’organismes ultra-orthodoxes pour le « renforcement de l’identité juive », voir l’article de Elie Barnavi reproduit dans la dernière Lettre de La Paix Maintenant :