A l’occasion de l’élection présidentielle de novembre, le CGAO a mené une enquête approfondie sur le vote des Juifs américains, riche d’enseignements sur les opinions mais aussi instructif sur l’état présent et futur des relations entre Juifs américains et l’État d’Israël et au-delà entre Israël et les États-Unis.
Un vote pro-Harris massif, mais en légère baisse
Sans surprise, les Juifs américains ont voté massivement pour Kamala Harris en 2024, comme ils l’avaient fait pour Biden en 2020.
Ainsi, le score est de 71-26 pour Harris, alors qu’il était de 77-21 pour Biden. Si un exode massif n’a pas eu lieu, malgré les espoirs et les pronostics des Républicains dans une année électorale marquée par les conséquences de la guerre de Gaza et les divisions au sein du Parti démocrate, il y a effectivement eu une érosion du vote juif pour les Démocrates.
Cette érosion est néanmoins à relativiser, surtout au regard de la défaite nationale des Démocrates et des gains réalisés par le GOP auprès des minorités hispaniques et asiatique, et dans une moindre mesure les Afro-Américains.
De fait, les Juifs américains demeurent la minorité la plus fidèle au Parti démocrate avec les Afro-Américains, poursuivant une alliance entamée depuis Franklin Delano Roosevelt et ayant montré sa force depuis, notamment dans la bataille des droits civiques.
Cet effritement du vote juif pour les Démocrates s’explique en fait autant par le contexte national défavorable aux Démocrates que par des évolutions propres aux Juifs américains.
Des points communs avec l’ensemble de la population américaine
Les Juifs américains ne sont pas isolés par rapport à leurs compatriotes et certaines tendances observées dans l’électorat dans son ensemble se retrouvent chez les Juifs.
Prenons ainsi le « gender gap » : si Harris l’a emporté à 71-26 chez les Juifs au niveau national, elle l’a emporté 80-17 chez les femmes et 62-36 chez les hommes, soit un gender gap de 18 points, contre 10 points dans l’ensemble de la population américaine. (Page 29)
Autre fait notable : l’importance de l’éducation comme facteur explicatif du vote. Au niveau national, Harris l’a emporté à 56-42 chez les diplômés du supérieur et Trump à 56-43 chez les non-diplômés et cette tendance se retrouve chez les Juifs (77-20 pour Harris chez les diplômés du supérieur, Trump l’emportant à 48-47 chez les non diplômés). La force du vote démocrate chez les Juifs s’explique d’ailleurs partiellement par la proportion de diplômés du supérieur dans cette communauté : 67% chez les Juifs américains contre 38% pour l’ensemble de la population américaine– (Page 85 de l’étude)
Par ailleurs, un des aspects les plus importants de l’élection de 2024 est la percée de Trump chez les jeunes, qu’il n’a perdu que légèrement en 2024 (46-52) alors que Biden l’avait écrasé sur ce segment (59-35) en 2020, et on retrouve cette percée chez les jeunes Juifs américains. Ainsi, chez les Juifs de moins de 35 ans, Harris l’a emporté a 67-27 alors que ce score était de 78-22 en 2020 pour Biden (Page 57 de l’étude). Chez les hommes de moins de 35 ans, le score n’était que 58-37 pour Harris, contre 53-23 en 2020 pour Biden (Page 43) , là encore en écho à la tendance observée sur le plan national.
Cette percée chez les jeunes Juifs est riche d’enseignements sur l’évolution actuelle de la communauté juive américaine.
Une communauté juive de plus en plus religieuse
Si 9% des Juifs américains sont orthodoxes selon cette étude (modernes ou Haredim), ce chiffre s’élève à 15% pour les moins de 35 ans et 19% chez les moins de 30 ans (Page 50). Il est à parier que chez les 18-24 ans, cette proportion soit proche de 25%. Or un des aspects les plus prédictifs du vote est le degré de pratique religieuse.
Si Harris l’a emporté 71-26, le score est de chez ceux qui ne vont pas à la synagogue est de 77-21 et 61-36 chez ceux qui y vont (cf Page 15 de l’étude).
Si le vote Trump a augmenté chez les jeunes Juifs en général (+5 points entre 2020 et 2024), il s’explique donc sans doute par le poids croissant des orthodoxes dans cette tranche d’âge. En effet, Trump a écrasé Harris (86-12) chez les Orthodoxes. A titre de comparaison, Harris l’a emporté a 83-14 chez les Juifs libéraux (Page 1 de l’étude)
Cette tendance laisse augurer d’un changement majeur d’ici une génération. Si la démographie ne fait pas office de destinée, elle n’en donne pas moins des indications sur la direction que prend une société, et la société israélienne en est un exemple frappant. La part des Haredim y a fortement augmenté dans les dernières années, ainsi que son poids politique et les projections prévoient que ceux-ci représentent 35% de la population juive israélienne d’ici 25 ans et un Israélien sur 4.
Aux États-Unis, le poids croissant des Haredim et des orthodoxes en général aura des conséquences sur le vote, tout au moins à l’échelle nationale (les Haredim n’ayant aucune difficulté à voter démocrate aux élections locales)
Cette évolution probable s’accompagne, dans le même temps, d’un autre mouvement, vers la gauche celui-ci, d’une partie des jeunes Juifs américains non-orthodoxes.
La grande divergence en devenir
Revenons au vote des jeunes. Si on isole les non orthodoxes de moins de 30 ans, le vote est passe de 85-14 en 2020 pour Biden a 78-14 en 2024 pour Harris, soit une stabilité du vote Trump mais une baisse assez marquée du vote démocrate (-7 points). Chez les jeunes non orthodoxes, il semble que Jill Stein, connue pour ses positions propalestiniennes, ait remporte un franc succès, reflétant un tropisme propalestinien assez marqué chez ces jeunes juifs américains non-orthodoxes.
Une partie des jeunes Juifs américains, héritiers des Juifs américains traditionnels, attachés à Israel mais prêts à critiquer son gouvernement, est aujourd’hui en rupture avec Israël et leur solidarité va plus naturellement envers les Palestiniens, voire envers le Hamas pour les plus jeunes. Pour certains de ces jeunes, le sionisme est aujourd’hui un concept lointain voire étranger et leur attachement à Israël loin d’être garanti.
Si l’opposition au droit d’Israël à exister est vu comme antisémite pour 87% des Juifs américains, ce chiffre tombe à 75% pour les moins de 35 ans et à 70% chez les non-orthodoxes de moins de 30 ans. On peut sans peine imaginer que ce chiffre serait encore plus bas si l’enquête avait cible les moins de 25 ans non orthodoxes. (Page 63)
De fait, dans une autre enquête, commanditée par le gouvernement israélien, 37% des Juifs américains de 14 à 18 ans disent éprouver de la sympathie pour le Hamas et ce chiffre est encore plus élevé chez les 14-15 ans.
Pour 78% des Juifs américains, les manifestations sur les campus relevaient de l’antisémitisme, mais seulement 62% des moins de 35 ans le pensent, et 57% des Juifs non-orthodoxes de moins de 30 ans.
Autre phénomène fascinant car en miroir complet de la tendance observée d’une hausse de la pratique religieuse orthodoxe : si 75% des non orthodoxes se définissent « Juifs par religion » ce chiffre baisse a 65% chez les moins de 35 ans, Juifs « non affiliés » à la pratique religieuse ou l’appartenance à une synagogue. (Page 63)
Entre Juifs non affiliés et les orthodoxes, soit les deux extrêmes de la communauté, la proportion est de 40% des Juifs américains mais ce chiffre est de 56% chez les moins de 30 ans, révélant ainsi une grande divergence en devenir (Page 50 de l’étude).
On assiste donc à un double mouvement particulièrement notable chez les jeunes Juifs américains : une sécularisation/ gauchisation d’un côté, et un retour vers la religion/ droitisation de l’autre, et ces deux mouvements étant concomitants.
Là encore, les Juifs américains sont le miroir de la société américaine gagnée par la polarisation.
Une nouvelle opinion juive américaine
Pendant des années, l’opinion « mainstream » des Juifs américains était celle d’une population démocrate, tres attachée à Israël, et traditionnellement pro-Israël mais en désaccord avec les gouvernements de la droite israélienne et des Haredim, ces derniers ayant tendance à ne pas voir les Juifs américains, plutôt libéraux religieusement et politiquement, comme véritablement juifs.
Il est probable que la notion même de judaïsme américain « Mainstream » appartiendra prochainement au passé, pour devenir sans doute plus éclaté, entre trois camps :
- une partie éloignée, indifférente voire hostile à Israël, autour de 15-20%
- une autre partie, majoritaire mais déclinante, traditionnellement attachée à Israël mais prête à critiquer son gouvernement, entre 40 et 50%
- une partie en progression soutenant la droite, israélienne et américaine ; 30-35%
Dans ce nouveau contexte en gestation, la relation avec Israël sera donc amenée à évoluer, et on peut aussi prévoir que les scores écrasants pour les Démocrates chez les Juifs américains laisseront place à un étiage de 55-60% plutôt que 70-75% pour le parti.
Les motivations électorales varient en effet énormément selon l’affiliation des Juifs américains. Ainsi si la défense de la démocratie était la priorité pour 53% des Juifs américains, Israël n’apparaissait qu’en 4eme position, pour 14% des sondes. Mais pour les orthodoxes, Israël était le premier critère de choix électoral, pour 46% des sondes, la défense de la démocratie n’étant mentionnée que par 17% de cette population.
La domination du Parti Démocrate pourrait donc bien s’effriter dans les 20 prochaines années en raison de cette évolution démographique, et d’un changement attendu du Parti Démocrate envers Israël, à mesure que celui-ci glisse vers un régime illibéral. Cela aura aussi des conséquences dans la relation israélo-américaine.
Vers une nouvelle relation israélo-américaine
Le soutien à Israël est aujourd’hui grandement bipartisan. Cet atout immense pour Israël s’explique par la conjonction d’un soutien des Juifs américains, électeurs démocrates et soutiens fidèles mais vigilants d’Israël, et de celui des Chrétiens évangéliques, électeurs républicains et soutiens de la droite israélienne. Ce soutien demeure largement bipartisan, et il aura permis à Israël de bénéficier d’un soutien absolu à la guerre qui lui a été imposée par le Hamas après l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, malgré les frictions, notamment entretenues par le développement de la colonisation et l’alignement de Netanyahu avec les Républicains qui a fragilise le soutien bipartisan a Israel.
Netanyahu demeure en effet une figure tres clivante chez les Juifs américains : seuls 32% en ont une opinion favorable. Chez les orthodoxes sa popularité est de 77% et uniquement de 26% chez les Juifs libéraux (Page 4). Il jouit d’une opinion favorable chez 14% des Démocrates mais 81% des républicains (Page 106), reflétant ainsi à quel point il est polarisant.
Le soutien à Netanyahu est d’ailleurs un indicateur prédictif de vote. Parmi les Juifs opposés à Netanyahu, Harris l’a emporté à 94-4, alors que chez ses soutiens, Trump l’a emporté à 68-29 (Page 99 de l’étude)
La domination de Netanyahu sur la politique israélienne depuis 30 ans, son impact sur l’évolution actuelle d’Israel vers plus de nationalisme religieux ont sans doute accéléré la tendance de fond observée et décrite ici et rendre le soutien à Israël plus compliqué demain, à la fois pour le Parti Démocrate et pour une partie importante des Juifs américains, les « traditionnels » dont l’influence va diminuer à l’avenir. En ce sens, c’est toute la relation israélo-américaine qui évoluera, sur un plan diplomatique mais aussi sur un plan humain avec une nouvelle relation entre la plus importante diaspora au monde et l’État d’Israël.
Sébastien Lévi