Manifestants, sur la place Habima à Tel Aviv samedi 26 juillet, portant des pancartes avec le nom, l’âge, la photo, ou le dessin d’une fleur, en souvenir de chaque enfant palestinien tué à Gaza
« Nous n’avons pas d’enfants de remplacement ! Assez ! Cela suffit ! » Ce sont là quelques-uns des slogans criés par les pères et les mères de soldats engagés à Gaza, certains depuis le 7 Octobre, lors de la manifestation, organisée jeudi 24 juillet sur la place du théâtre Habima à Tel Aviv, pour appeler à la fin de la guerre devant une foule estimée à plus de 10000 personnes.
Il y a 25 ans, c’était à la suite de l’action de quatre autres mères qui avaient perdu leurs fils, lors de ce qui restera dans l’histoire comme la première guerre du Liban, qu’Ehud Barak, nouvellement élu à la tête du gouvernement israélien aux élections de 1999, décidait de retirer unilatéralement en une nuit les forces israéliennes déployées au Liban depuis juin 1982. Ces quatre mères s’étaient rassemblées régulièrement pendant des années à un carrefour sur la route qu’empruntaient les convois en route vers le Liban, tenant des pancartes pour dénoncer cette guerre qui aura coûté la vie en 18 ans à 675 soldats israéliens et près de 20000 civils et miliciens libanais et palestiniens.
25 ans plus tard, après 657 jours écoulés depuis le 7 Octobre et près de 900 morts et de milliers de blessés dans l’armée israélienne, assiste-t-on à un tournant dans l’opinion publique israélienne ? Est-ce que les cris de ces parents réclamant la fin de la guerre seront entendus par un gouvernement préoccupé uniquement par sa survie ? En tout cas les sondages, semaine après semaine, montrent que c’est l’exigence de la grande majorité de la population israélienne.
Les familles des otages étaient présentes aussi jeudi soir à la tribune, tenant les photos de leurs enfants encore détenus dans les tunnels de Gaza. L’une des mères s’est adressée au public pour appeler à un accord immédiat et à la libération de tous les otages en une seule fois. Et le public lui a répondu en écho, comme il le fait lors de toutes les manifestations, « Vous n’êtes pas seuls, nous sommes avec vous ! »
Noam Tibon était le maître de cérémonie de la manifestation. Noam Tibon est un général de division à la retraite, un des héros du 7 octobre, connu dans tout le pays pour être venu de Tel Aviv sauver son fils et sa famille qui s’était barricadés pendant 10 heures dans l’abri de leur appartement au kibboutz Nahal Oz situé à la frontière avec Gaza, alors qu’ils étaient encerclés par les terroristes du Hamas. Après avoir écouté tous les témoignages et deux prières écrites spécialement par deux pères qui ont perdu leur fils pendant la guerre, Noam Tibon a conclu par un appel au public en disant que l’on n’était qu’au début du combat et qu’il fallait se tenir prêt à se mobiliser partout.
La veille se tenait un autre rassemblement place des otages. Des psychologues et des psychiatres, en charge de personnes ayant vécu des situations traumatiques, étaient venus témoigner et surtout appeler à la fin de cette guerre qui n’avait plus aucun objectif et n’apportait que mort et destruction aux deux populations.
Dans toutes ces manifestations, comme dans celle qui s’est déroulée samedi soir, comme chaque semaine, dans plusieurs villes du pays, tout un peuple se mobilise. A Tel Aviv, des milliers de gens se croisent dans les rues, allant d’une place à l’autre où se déroulent les rassemblements. Beaucoup portent des T-Shirts avec des slogans montrant les différentes sensibilités présentes dans le public. Certains appellent au retour des otages, d’autres demandent la fin de la guerre, d’autres l’organisation d’élections ou la création d’une commission d’enquête nationale pour définir les responsabilités dans la catastrophe du 7 octobre … Samedi soir plus d’un millier de personnes tenaient des pancartes avec le nom d’un enfant palestinien tué à Gaza, son âge, sa photo ou une fleur dessinée. Beaucoup de slogans dénoncaient cette guerre inutile et meurtrière. Les grands médias israéliens commencent enfin à parler de la famine à Gaza et à montrer ces images terribles d’une population se bousculant pour un sac de riz, diffusées en boucle sur les écrans du monde entier. Mais ces médias montrent aussi d’autres images, celles du Hamas détournant une partie de cette aide alimentaire à son profit, afin de se servir des images terribles de la population affamée pour mobiliser l’opinion mondiale et détériorer encore plus, si cela est possible, l’image d’Israël dans le monde.
Ce peuple qui manifeste depuis plus de trois ans, au départ contre la réforme judiciaire et maintenant contre la guerre, s’oppose à un autre peuple que l’on voit moins dans les rues, mais qui détient les rênes du pouvoir. Un peuple qui lentement, mais systématiquement, étend son emprise sur le pays, développe les projets de colonisation en Cisjordanie, en expulsant parfois avec violence des Palestiniens de leurs terres et détruisant leurs oliviers ou décimant leurs troupeaux. L’armée, parfois présente pendant ces faits, n’intervient pratiquement pas. Elle partage pourtant le contrôle de la sécurité en Cisjordanie avec la police qui, elle, est sous l’autorité de Ben Gvir, son ministre, qui encourage toutes ces exactions des colons.
Deux peuples donc, deux Israël face à face, ayant deux conceptions du monde, et deux échelles de valeurs différentes ! Là est la véritable fracture du pays et le résultat de cette confrontation, de plus en plus inévitable, va déterminer l’avenir du pays et du peuple juif et celui de toute la région.
D’un côté, ceux que l’on appelle les « messianistes », des personnes pour lesquelles il existe une finalité aux évènements historiques, celle de l’arrivée d’un temps messianique avec la perspective du contrôle par les Juifs de toute la terre d’Israël, au prix d’une guerre qui deviendrait éternelle. Pour ces « messianistes », tous les évènements, du siècle dernier à aujourd’hui, s’inscrivent et s’expliquent par rapport à cette finalité : la construction du pays par des pionniers laïques en rupture de ban avec les communautés religieuses dont ils étaient issus et qui continuaient, elles, à attendre l’arrivée du messie ; la Shoah qui, en exterminant six millions de Juifs, a poussé les pays occidentaux, ayant une mauvaise conscience face à leur propre responsabilité dans cette tragédie, à soutenir la création du pays sur la scène internationale ; la guerre des Six jours qui a permis de prendre le contrôle de toute la terre d’Israël ; même le massacre du 7 octobre s’inscrit pour eux dans cette lecture de l’histoire en donnant la possibilité de profiter de cette guerre pour retourner à Gaza et y expulser les Palestiniens …
Et de l’autre, tous ceux qui se reconnaissent dans les valeurs et les fondements sur lesquels ce pays a été créé, ceux qui se retrouvent dans le texte de la Déclaration d’indépendance de 1948, affirmant chacun à sa façon son attachement à son identité juive et sioniste, tout en s’inscrivant dans les idéaux de liberté et de droits de l’homme qui sont ceux sur lesquels reposent les démocraties. On y trouve des laïques et des religieux, des Juifs, ou leurs descendants, issus de toutes les communautés de la diaspora, et aussi des Arabes ou d’autres minorités, tous citoyens israéliens acquis à ces idéaux de liberté et de tolérance …
Nous ne pouvons pas rester indifférents à cette fracture des deux Israël. Nous devons prendre notre part dans ce débat pour lutter contre la vision mortifère de ces messianistes qui repose sur la même logique, quoique avec une finalité antagoniste, de celle des islamistes.
Mercredi dernier lors de la manifestation des psychologues, la psychanalyste Merav Roth s’est adressée à la fin de son intervention en anglais à tous les pourfendeurs de l’État d’Israël dans le monde, pour leur demander « d’arrêter de confondre toute la population israélienne avec ses dirigeants et de venir lutter avec nous contre ce gouvernement ». Puis elle a cité le rabbin Abraham Heschel qui, de retour de la marche de Selma à Montgomery en Alabama en mars 1965 aux côtés de Martin Luther King pendant la lutte pour les droits civiques, avait écrit dans son journal « Aujourd’hui, j’ai prié avec mes pieds ». Et elle a conclu que « nous devions nous aussi prier avec nos pieds, avec nos actes, que chaque action était importante. »
Munissez-vous donc de bonnes chaussures et préparez-vous donc à marcher, ici, en Europe, comme en Israël, la route est encore longue. Mais nous n’abandonnerons pas tous ceux qui se battent en Israël pour un autre avenir.
David Chemla