Les « démocratures », les Juifs et Israël par Nicolas Zomersztajn

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La rhétorique nationaliste aux accents antisémites des dirigeants hongrois et polonais et leur volonté obsessionnelle de réécrire l’histoire en minimisant les persécutions antisémites inquiètent les communautés juives de diaspora, mais indiffèrent le gouvernement israélien qui voit plutôt dans ces «démocratures» des alliés aux affinités particulières. Une divergence de points de vue qui creuse un fossé entre ces deux piliers du peuple juif.

 

Les démocratures, les Juifs et Israël par Nicolas Zomersztajn, rédacteur en chef. Publié dans Regards n°1028, magazine du Centre Culturel Laïc Juif de Bruxelles

La décennie 2010 a vu la « démocrature » (contraction de démocratie et dictature) triompher en Europe orientale. Dans ce type de régime politique, les dirigeants sont élus, mais entendent régner en autocrates, en éliminant les contre-pouvoirs susceptibles de limiter leurs actions.

La Pologne de Jarosław Kaczyński, la Hongrie de Victor Orban, la Russie de Vladimir Poutine sont aujourd’hui les fers de lance de cette forme hybride de régime, combinant les pires pratiques qui puissent exister dans tous les domaines de la gouvernance. N’hésitant pas à recourir à une rhétorique nationaliste des plus agressives, ces dirigeants populistes diabolisent à outrance leurs adversaires politiques qu’ils désignent comme des ennemis de la nation. Et l’antisémitisme est un ingrédient qu’ils utilisent, favorisent et tolèrent. Il n’est pas rare d’entendre des propos aux relents antisémites dans la bouche de responsables du PiS (Parti Droit et Justice) polonais et du Fidesz en Hongrie, où son président Victor Orban mène notamment une campagne 
obsessionnelle contre George Soros, ce philanthrope américain d’origine hongroise soutenant des ONG de défense des droits de l’homme, dépeint sous les traits du financier juif tirant les ficelles en coulisses.

Cette situation risque-t-elle de remettre en cause la présence des Juifs en Europe orientale ? Membre actif de la communauté juive de Varsovie, figure historique de Solidarność et plume réputée du quotidien polonais de référence Gazeta Wyborcza, Konstanty Gebert estime que ces gouvernements ne constituent pas un danger immédiat pour ces communautés juives. «Bien qu’ils diffusent un discours antisémite qui séduit une grande partie de leur électorat ou qu’ils se montrent plutôt tolérants et bienveillants envers des mouvements ou des groupes virulemment antisémites, ces partis ne poursuivent pas du tout de politiques discriminatoires envers la population juive locale», nuance-t-il.

Récit national victimaire et martyrologie

Si aucune politique discriminatoire ne vise les Juifs d’Europe de l’Est, l’hostilité à leur égard est malgré tout exacerbée à travers la politique historique menée par certains de ces pays. Les gouvernements en place ont ainsi adopté des lois mémorielles afin de renforcer la fierté nationale et de donner au pays une virginité historique en oblitérant les chapitres les plus controversés de leur histoire, et tout particulièrement ceux qui se rapportent aux persécutions juives et à la Shoah. Dans certains cas, comme en Ukraine, en Hongrie ou en Croatie, cette politique historique passe par la mise en valeur de héros nationaux ayant aussi participé activement à la persécution des Juifs aux côtés des nazis. Dans d’autres, comme en Pologne, cela revient à imposer un récit national victimaire et héroïque, en martelant que la nation s’est comportée de manière exemplaire envers les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Cette course à la martyrologie n’est pas un phénomène neuf et est même à l’origine de l’occultation de la Shoah sous la période soviétique. «Cette occultation véhiculée par la propagande communiste s’opérait en transformant les victimes juives en victimes soviétiques du fascisme», rappelle Galia Ackerman, historienne et chercheuse associée à l’Université de Caen. «Ce refus s’inscrivait à la fois dans une tradition antisémite bien ancrée et dans le mythe du peuple soviétique héroïque et uni dans la grande guerre patriotique contre le fascisme. Admettre que les atrocités nazies avaient surtout frappé les Juifs, les séparant du reste de la population, implique inévitablement de s’interroger sur l’attitude de cette dernière, et soulève la douloureuse question de la collaboration avec les nazis. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de nier la Shoah ni de la minimiser en parlant, par exemple, des victimes du fascisme. Le problème qui se pose en Pologne, en Ukraine et dans les pays baltes réside dans toutes les entreprises visant à minimiser ou à nier la participation des populations locales à la Shoah. C’est ici que se joue tout le combat pour la vérité historique face aux nombreuses tentatives des gouvernements en place d’imposer un récit historique marqué par l’innocence absolue et la martyrologie».

La loi polonaise, votée en janvier 2018, rendant illégale et punissable d’une peine de prison toute accusation contre la nation polonaise d’avoir collaboré avec les nazis, illustre jusqu’à l’absurde cette politique en contradiction flagrante avec la vérité historique. Vivement critiquée par les communautés juives de diaspora et par Yad Vashem, cette loi n’a été que très faiblement contestée par le gouvernement israélien. Pire : suite à la suppression des articles les plus controversés de cette loi, les Premiers ministres israélien et polonais ont fait paraître en juin 2018 dans les grands quotidiens de la presse occidentale une déclaration commune minimisant le rôle de nombreux Polonais qui ont coopéré avec les nazis de leur plein gré.

Affinités idéologiques

Cette déclaration commune met surtout en exergue l’alliance de plus en plus étroite entre le gouvernement israélien et les dirigeants hongrois et polonais. Ce rapprochement doit permettre à Israël d’avoir au sein de l’Union européenne des Etats qui cherchent à promouvoir des politiques affaiblissant cette même Union européenne. Dans ce contexte, toutes ces questions historiques et mémorielles inquiétantes pour les communautés juives de ces pays ne semblent pas pré-occuper le gouvernement israélien. Pour de nombreux observateurs, la relation que Netanyahou entretient avec les dirigeants de ces «démocratures» n’est pas qu’opportuniste. Il s’agit d’une affinité idéologique profonde. Le Likoud présente de nombreuses similitudes avec le PiS polonais ou le Fidesz hongrois.

«Ces trois partis sont anachroniques. Ils se rattachent tous à une conception de la démocratie ethnique de la fin du 19e siècle européen», relève Konstanty Gebert. «Côté israélien, on a le sentiment de retrouver enfin une âme sœur après cette longue traversée du désert idéologique sur la scène internationale. Le Likoud a enfin trouvé en Europe des interlocuteurs qui lui ressemblent. C’est la raison pour laquelle Netanyahou et son parti cultivent tout naturellement de bonnes relations avec les dirigeants polonais et hongrois».

Pour d’autres observateurs, Israël semble plutôt adopter une attitude pragmatique de realpolitik en nouant des relations avec des Etats qui le reconnaissent et qui ne désapprouvent pas sa politique. Une situation où seuls les intérêts comptent. «Aujourd’hui, tout le monde entretient des relations diplomatiques et commerciales avec des Etats comme la Hongrie et la Pologne. Au nom de quoi et pourquoi Israël devrait faire exception en rompant toute relation avec ces deux pays membres de l’Union européenne et de l’OTAN ?», réagit Simon Epstein, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste de l’antisémitisme. «Il est donc normal qu’Israël poursuive ses relations avec ces deux pays. C’est essentiellement lié à des rapports de force et des communautés d’intérêts, comme c’est toujours le cas dans les relations internationales. Cette dimension ne doit pas non plus nous aveugler sur les difficultés que rencontrent les Juifs de ces pays où le nationalisme qui s’y développe exacerbe l’antisémitisme».

Cette situation n’a d’ailleurs rien d’inédit puisque dans les années 1940 et 1950, Israël a noué des relations avec l’URSS et les pays du bloc communiste alors que des campagnes antisémites d’une violence inouïe y étaient menées. «Israël a tout fait pour maintenir son ambassade à Moscou pendant que les dirigeants du Comité antifasciste juif étaient assassinés sur ordre de Staline et que des procès antisémites étaient menés à Prague», se souvient Simon Epstein.

Ménager les populistes pro-israéliens

Toutefois, un fossé est en train de se creuser entre le gouvernement israélien et les communautés juives de diaspora sur la question de cette alliance de plus en plus ostentatoire entre Israël et les dirigeants populistes hongrois et polonais. Comme si le Premier ministre israélien était prêt à faire l’impasse sur les violations des droits de l’homme, l’antisémitisme et les 
atteintes à la mémoire de la Shoah pour ménager des dirigeants pro-israéliens sur la scène internationale. «Pour la première fois depuis sa création, Israël met la sensibilité et les intérêts des communautés juives à l’arrière-plan, en allant jusqu’à désacraliser le statut de la Shoah», s’insurge Eva Illouz, professeur de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (Paris), dans une tribune publiée dans Le Monde le 9 août dernier et intitulée « Israël contre les Juifs».

Certes, ni la Hongrie ni la Pologne ne mènent de politique antisémite. Mais leurs assauts incessants contre l’état de droit et leur hostilité ouverte aux droits de l’homme n’annoncent rien de bon pour les Juifs. Or, plus un état est démocratique, plus la sécurité des Juifs est garantie. Si un mouvement antisémite cherche à les persécuter, l’état de droit peut garantir la protection des Juifs à travers la loi, la justice et la presse libre. Dans des «démocratures» vacillantes, la situation des Juifs est précaire, car elle dépend de l’humeur des dirigeants à leur égard. Que se passera-t-il si les autorités polonaises ou hongroises souhaitent ne pas s’aliéner leur électorat nationaliste et antisémite et transformer les Juifs en boucs émissaires ? Dans ce cas de figure encore hypothétique, les Juifs n’auront aucune possibilité légale pour se défendre et la lune de miel entre ces pays et Israël ne leur sera d’aucune utilité.

Cliquer ici pour lire l’article dans la revue REGARDS du CCLJ

 

 

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